Au début des années 80, on diagnostiqua à mon grand-père une tumeur au cerveau. Les chirurgiens expliquèrent à mes grands-parents qu’ils avaient confiance en leurs compétences, mais qu’il s’agissait tout de même d’une opération du cerveau (au début des années 80 !) et qu’elle n’était pas sans risque. Cependant, s’il ne subissait pas cette intervention, il perdrait la vue.

La veille de l’opération, ses infirmières furent surprises d’entendre de la musique provenant de sa chambre d’hôpital. Ses quatre enfants adultes étaient venus de loin et s’étaient réunis avec leur mère à son chevet. Au lieu de s’inquiéter ou de pleurer, ils chantaient des cantiques.

Étaient-ils nerveux ? Bien sûr. Mais à la veille de ce qui pourrait être leur dernière matinée ensemble, ils choisirent d’exprimer leur amour par le jeu. Il y avait des larmes, mais il y avait aussi la joie des voix qui s’élevaient ensemble, ces mêmes voix qui s’étaient mêlées depuis que mes grands-parents avaient installé leurs petits autour du piano des décennies auparavant. Mon grand-père a toujours chéri ces paroles de Be Thou My Vision (« Sois ma vision »), l’un de mes hymnes préférés : « Cœur de mon cœur, quoi qu’il arrive/Sois toujours ma vision, ô notre maître à tous ».

Je n’étais pas à son chevet. Je n’étais même pas encore née. Mais l’histoire a résonné dans notre famille pendant des décennies et a changé notre façon de vivre, même à l’aube d’une tragédie potentielle.

Alors que la valeur du jeu peut difficilement être surestimée, son importance est souvent négligée. Nous sommes souvent bien trop concentrés sur l’accomplissement des tâches nécessaires de la vie pour consacrer du temps à de telles futilités. Formulé autrement, qui a le temps de jouer quand les défis auxquels nous sommes confrontés sont si sérieux ?

Comme l’exprime la fameuse description de Thomas Hobbes, la vie peut être « solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ». Les Écritures dépeignent notre vie comme aussi fugace que celle des fleurs des champs (1 P 1.24). Nous n’avons pas beaucoup de temps sur cette terre, et le temps que nous avons est balisé d’obstacles, d’ennui et de chagrin. Le paradoxe qui entoure le jeu est le suivant : ce n’est pas parce que la vie est facile que les chrétiens peuvent s’adonner à des fantaisies, mais justement parce qu’elle ne l’est pas.

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L’ouverture au jeu commence par un premier oui, tout simple. Souriez-vous en retour lorsque l’on vous sourit ? Vous mettez-vous à danser en entendant de la musique ? Tendez-vous la main pour attraper la balle qu’on vous lance ? Le jeu suit un modèle simple d’invitation, de permission et de libération : nous sommes invités à jouer (ou nous nous y invitons nous-mêmes) ; nous recevons la permission de jouer (ou nous nous accordons cette permission) ; enfin, nous nous libérons en entrant dans le jeu — le moment de joie lui-même.

Le paradoxe qui entoure le jeu est le suivant : ce n’est pas parce que la vie est facile que les chrétiens peuvent s’adonner à des fantaisies, mais justement parce qu’elle ne l’est pas.

Ce schéma se reproduit partout, des scènes de théâtre aux tables de cuisine, des salles de classe aux balcons des appartements, des écoles maternelles aux établissements de soins. Il est visible dans toutes les tranches d’âge, cultures et sociétés humaines, et dans les hautes sphères du règne animal. Loutres, dauphins, teckels… Selon l’expert du jeu Stuart Brown, plus l’espèce est avancée, plus elle joue.

L’esprit ludique est bon enfant et un peu espiègle. Il vit les mains ouvertes, sans s’inquiéter de contrôler chaque petit détail, mais en étant disponible pour la spontanéité et la découverte. L’improvisation est ludique, tout comme l’émerveillement. Un esprit joueur nous aide à considérer les erreurs et les échecs comme des opportunités. Cette caractéristique nous permet d’évoluer dans le monde en étant prêts à être surpris, émus, enthousiasmés et bénis. Le plaisir de jouer est essentiel à notre compréhension de nous-mêmes et du Dieu qui nous a créés, et essentiel pour vivre la liberté que Dieu nous donne en Christ.

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Le jeu tel que je le décris ne se limite pas à notre participation aux activités que nous considérons comme ludiques, où nous jouons, ou ne jouons pas. Le jeu peut imprégner presque chaque minute et domaine de notre vie. Nous pouvons faire la vaisselle de manière ludique, même si peu d’entre nous qualifieraient cette activité de jeu. Il est possible de se montrer joueur dans nos relations, notre travail, nos loisirs.

Nous pouvons tenir une maison de manière ludique et élever des enfants de manière ludique. Nous pouvons organiser une réunion de manière ludique, coudre un bouton de manière ludique et faire nos courses de manière ludique. Même le sexe peut être un acte fondamentalement ludique. Tout ce qui est ludique implique le jeu, même si le jeu n’est pas toujours ludique. Par exemple, un footballeur en train de perdre un match important continuera à jouer au football, mais probablement avec une ferme détermination plutôt que de manière ludique. Lorsque je parle de jeu, je fais référence au fait d’entreprendre des activités de toutes sortes dans un esprit ludique, plutôt que de s’engager dans des activités spécifiquement ludiques.

Le jeu est essentiel à l’épanouissement de l’être humain. Abraham Maslow l’a reconnu dans sa hiérarchie des besoins, en le plaçant juste après les besoins physiques — nourriture, eau, abri — et la sécurité. Le jeu permet de répondre aux besoins humains profonds d’amour et d’appartenance, d’estime et de développement de soi (la quête de croissance, de transformation et de plénitude). C’est l’huile qui permet au moteur de la vie de fonctionner plus facilement. C’est la colle qui tient les gens — et les cultures — ensemble. Le jeu apporte de la légèreté aux tâches souvent lourdes de la vie.

L’une des meilleures définitions que j’ai trouvées est celle de Malaika Clelland, thérapeute par le jeu, qui m’a expliqué ce que le jeu fait plutôt que ce qu’il est : « Le jeu, c’est tout ce qui nous apporte de la joie et du lien ». Bingo.

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Le jeu stimule les zones de notre cerveau liées au plaisir, augmentant les niveaux de sérotonine, de dopamine et d’autres bienfaisantes substances chimiques. Il renforce nos relations avec les autres, en augmentant la confiance et les liens. Il nous ouvre les yeux sur de nouvelles possibilités et de nouvelles façons de penser, nous aidant à découvrir de nouvelles idées, perspectives et solutions. Lorsque j’ai demandé à Malaika Clelland comment le jeu l’aidait dans sa pratique thérapeutique, elle a souri et m’a répondu : « Il ne fait pas qu’aider. Le jeu est la thérapie ».

Un esprit ouvert au jeu sous-tend certains des projets les plus brillants et les plus aboutis. Sinon, pourquoi des entreprises multimilliardaires comme Google, Facebook et Amazon doteraient-elles leurs bureaux de tables de ping-pong, d’installations créatives, de jardins botaniques et de salles de jeux ? Le siège d’Apple comprend un millier de bicyclettes permettant à ses employés de se déplacer sur son vaste campus. Bien sûr, une navette serait peut-être plus efficace, mais serait-elle aussi amusante ?

L’ouverture au jeu nous aide à innover. Selon l’auteur de Free to Learn (« Libre d’apprendre »), Peter Gray, le jeu « est à la base de bon nombre des plus grandes réalisations des adultes ». Travailler dur, sans pauses, sans fantaisie, sans temps de repos créatif, peut être l’ennemi du travail bien fait. Avant de fonder la Khan Academy, un programme éducatif gratuit en ligne, Sal Khan était gestionnaire de fonds spéculatifs.

« Je dois rester ici et chercher d’autres idées d’investissement ! » dit-il un jour à son patron alors que sa journée de travail touchait à sa fin. Son patron lui répondit de rentrer chez lui. « Ok ! » répondit Khan. « Je vais rentrer chez moi et chercher d’autres idées d’investissement ! » Son patron clarifia alors ses attentes :

« Tu n’aideras personne en ayant juste […] l’apparence du mouvement. Si tu t’épuises, tu ne feras que prendre de mauvaises décisions. […] Lorsque tu es au travail, sois prêt à te lancer dans l’arène […], mais pour ce faire, tu dois avoir d’autres choses dans ta vie. Tu dois lire des livres intéressants, tu dois te ressourcer. Ce ressourcement […] te permettra de rester créatif. »

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Ce recadrage transforma non seulement l’expérience de Khan en tant que gestionnaire financier, mais il sema les graines de l’innovation qui l’aidèrent plus tard à créer une ressource éducative brillante et équilibrée. Le jeu peut littéralement changer le monde.

Si un esprit ludique peut aider nos esprits à s’adapter à de nouvelles façons de penser, il nous protège également de la peur de l’échec qui peut paralyser la véritable innovation. Les personnes joueuses sont convaincues que les erreurs ont des leçons à enseigner et que les faux pas peuvent se transformer en victoires surprenantes. Après tout, de la superglu à la pénicilline, tout a été créé par accident : leurs inventeurs ont remarqué quelque chose de nouveau et d’intéressant alors qu’ils cherchaient à concevoir quelque chose de totalement différent.

Les penseurs créatifs sont souvent des maîtres du jeu. Albert Einstein se décrivait lui-même comme peu doué, mais « passionnément curieux ». Thomas Edison aimait lire et réciter des poèmes. Martin Luther King Jr. chantait dans la chorale de son Église. Marie Curie gardait un échantillon de radium sur sa table de chevet comme veilleuse.

Lorsque nous commençons à nous réapproprier une ouverture au jeu, à aborder notre travail, notre repos, notre culte et nos loisirs avec plus de fantaisie, une transformation incroyable est possible. Nous devenons moins liés par la peur de l’échec et plus ouverts à la transformation et à la créativité. Nous résolvons les problèmes plus rapidement et avec plus de facilité. Nous dormons mieux et sommes moins stressés. Nous nous connectons plus facilement aux autres et nous nous considérons plus volontiers comme faisant partie d’une équipe. Et surtout, nous sommes plus heureux.

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Alors si l’espièglerie est vraiment la réponse — ou du moins une réponse — à notre quête du bonheur, comment lui laisser la place ? Se contenter d’essayer de s’amuser davantage n’est pas une solution à long terme. En période de deuil ou d’épuisement, lorsque nous subissons une pression constante ou que nous sommes confrontés à des problèmes de santé, l’injonction à être simplement plus heureux peut devenir oppressante, voire carrément cruelle.

Mon amie Kay m’a rappelé une citation horrifiante du film Un violon sur le toit : « Dieu voudrait que nous soyons enjoués même quand nos cœurs sont à bout de souffle ». Aïe. Non. Vraiment, ce n’est pas cela. La dernière fois que j’ai vérifié, Jésus dans son agonie sur la croix criait des psaumes sur l’abandon de Dieu. Il ne citait pas à l’avance le « Soyez toujours joyeux » de Paul tout en sifflotant un air entraînant.

Paradoxalement, les sentiments de tristesse, de deuil, de nostalgie et même de douleur peuvent coexister — et coexistent souvent — avec une forme de jeu. Le poète Ross Gay écrit : « la joie est le lien souterrain, le plus souvent invisible, qui existe entre nous. […] Nous pourrions l’appeler tristesse ». L’ouverture au jeu n’étouffe pas les émotions et ne les ignore pas ; elle ne les repousse pas et ne leur dit pas qu’elles ne sont pas les bienvenues. Elle y prête attention, les nourrit et leur laisse leur place.

Pensez à une veillée funèbre irlandaise où les larmes se mêlent aux récits à propos de la personne aimée. Pensez à la dose de gaz hilarant qui atténue la douleur d’un accouchement. Souvenez-vous de Jésus sur la croix, cherchant à utiliser le langage intrinsèquement poétique du psalmiste pour exprimer son angoisse.

C’est souvent la souffrance qui ouvre notre cœur à la nécessité humaine du jeu. Les gens qui ont tout pour eux — ou paraissent tels — aiment se prendre beaucoup trop au sérieux. Mais ceux qui connaissent leur besoin désespéré de Dieu, leur propre faillibilité et leur faiblesse, peuvent commencer à céder à la libération du jeu. Quelle grâce ! Quel soulagement ! C’est peut-être pour cette raison que Jésus parle avec tant de force de la place des pécheurs dans le royaume de Dieu et de la difficulté qu’auront à y entrer ceux qui sont imbus de leur personne.

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Comme le dit Jésus dans l’Évangile de Matthieu : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades » (9.12).

Et c’est justement ce que j’aime dans l’Évangile : partout où il y a de la douleur et des difficultés, de la peine et de la tristesse, du chagrin et de la peur, où il faut simplement faire face au quotidien, il y a aussi de l’espoir. Cet espoir a tendance à se manifester au moment où l’on s’y attend le moins, à briller à travers la grisaille, à illuminer l’obscurité, à voltiger comme un éclair.

Le bonheur ne se gagne pas. Si nous recherchons le jeu et nous ouvrons à sa magie, il commencera cependant à s’introduire partout, accomplissant en nous et à travers nous un travail fantastique.

Courtney Ellis est pasteure associée à la Presbyterian Church of the Master , conférencière et autrice. Cet article est un extrait adapté de Happy Now : Let Playfulness Lift Your Load and Renew Your Spirit (Rose Publishing — Publié avec autorisation).

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