« Je suis le père et la mère de mes enfants », dit Regina tout en tressant un panier, assise sur le sol de la hutte de paille qu’elle a construite elle-même.

Les biens de la famille sont accrochés au mur : un bol bleu en plastique, une paire de petites sandales, un bouchon de bouteille vert. Un bambin joue dans le dos de Regina. Un bébé se tortille sur ses genoux. C’est le milieu de l’après-midi dans le village de Nakorio, au nord-est du Kenya, et personne n’a mangé aujourd’hui.

L’année dernière, le mari de Regina est parti pour le lac Turkana. D’autres hommes ont également abandonné leur famille — certains désespérant de sauver leurs troupeaux de chameaux et d’autres animaux d’élevage, d’autres craignant la honte de rentrer à la maison pour retrouver leurs enfants affamés.

« Il ne me manque même pas, parce qu’il ne m’apporte pas de nourriture », dit-elle. « S’il revenait, je le chasserais. »

Les Turkana, un peuple semi-nomade du Kenya, partagent leur situation critique avec des millions d’Africains de l’Est, affamés et déplacés en raison de la pire sécheresse depuis au moins quatre décennies.

Dans le grand public, la menace constante de famine et de pénurie alimentaire en Afrique subsaharienne est simplement devenue un cliché de la souffrance dans le monde. Mais pour les chrétiens, la crise qui sévit sur ces terres poussiéreuses d’Afrique de l’Est devrait éveiller certains souvenirs. La famine apparaît comme un acteur récurrent dans la vie d’Abraham, d’Isaac et de Jacob — une force qui non seulement conduit à la souffrance physique, mais aussi à la dégradation des relations familiales, de manière semblable à ce que vit la famille de Regina.

« Les histoires de la Genèse n’ont pas été racontées pour donner un enseignement à propos de la famine », explique Yohannes Sahile, théologien de l’Ancien Testament à la faculté de théologie de l’Africa International University, à Nairobi. « Mais nous pouvons y trouver des leçons sur la façon de répondre à la famine, même si ces leçons n’étaient pas les objectifs principaux. »

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Dans le Turkana, la sécheresse et la famine bouleversent encore plus un mode de vie déjà fragile. Les hommes s’occupent du bétail ; les femmes élèvent les enfants, construisent les maisons, ramassent et préparent la nourriture, et fabriquent du charbon de bois pour le vendre. La plupart des familles sont polygames et, comme le raconte un habitant de la région, les femmes assument tellement de responsabilités que ce sont souvent elles qui proposent à leur mari d’épouser une autre femme pour les aider.

Même lorsque les précipitations sont régulières, les communautés se livrent à des combats meurtriers pour les terres de pâturage. Aujourd’hui, des carcasses de chameaux morts et des crânes de chèvres blanchis gisent sous le soleil de Nakorio. Une famille locale affirme avoir perdu 70 de ses 80 animaux au cours des derniers mois.

Depuis que la sécheresse a frappé en 2019, de nombreux hommes sont partis, affirmant devoir trouver des pâturages pour leurs animaux. Sans eux, les femmes ont peu de moyens de subvenir à leurs besoins.

Regina vend ses paniers aux gens de passage. Elle fait un voyage de 12 heures à pied jusqu’au village le plus proche pour acheter de la farine de blé à crédit. La plupart du temps, elle ne peut offrir à ses enfants que de l’eau bouillie ou du thé.

Regina et son enfant. Les restes d’une chèvre.
Image: Photos de Martin Muluka

Regina et son enfant. Les restes d’une chèvre.

Quand tout le monde est faible et léthargique, la famille dort. « Et quand mes enfants pleurent, je pleure avec eux », dit-elle.

« Si l’on regarde cela de manière superficielle, on peut penser que ces hommes ont abandonné leurs familles », explique Tom Masinde, qui supervise les opérations de l’organisation World Vision dans le Turkana. « Et, bien sûr, leurs familles perdent l’accès aux besoins domestiques de base, les enfants cessent d’aller à l’école, les mères ne reçoivent pas de soutien pendant leur absence de quatre à six mois. Mais le bétail est leur principal moyen de subsistance, et ils doivent choisir entre perdre 50 ou 100 chèvres et partir. »

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Même si les motivations de leur mari peuvent être altruistes, peu de femmes ressentent de l’empathie à leur égard.

« Je remercie Dieu de m’avoir donné cet homme inutile. Il m’a fait voir beaucoup de choses », déclare Margaret, mère de trois enfants de moins de quatre ans. « Je demande à Dieu qu’il voie ce que j’ai traversé et que Dieu a pourvu à mes besoins, et qu’il sache que Dieu est là. »

Dans l’Ancien Testament, certains patriarches ont fui la famine avec leur famille et d’autres sont restés sur place. Leurs histoires montrent comment la famine multiplie les conséquences de l’égoïsme sur les familles.

En Égypte, Abram, craignant soi-disant pour sa vie, délaisse sa responsabilité envers sa femme Saraï. Il laisse Pharaon la prendre dans sa maison après avoir menti et prétendu qu’ils étaient frères et sœurs. Au milieu de la famine, Isaac ment également aux Philistins pour cacher que Rebecca est sa femme. En 2 Rois 6, une femme propose à une autre de manger ses enfants. Après avoir mangé l’enfant de l’autre femme, elle cache le sien.

« Dans cette histoire, où sont leurs maris ? On ne les voit pas. Les femmes sont laissées à elles-mêmes. Ce sont les femmes qui portent la souffrance de la famille parce qu’elles doivent voir leurs enfants mourir », proteste Wanjiku Kihuha, théologienne kenyane et conférencière à l’Université Saint-Paul et à la Pan African University.

« Qu’est-ce qui est le plus important pour cet homme ? Sa femme et ses enfants ou ses animaux ? » demande-t-elle encore, déplorant que le désespoir causé par la faim affecte la dignité humaine. « Je laisse aux hommes de la communauté le soin de se poser la question : où est votre cœur ? Je sais qu’ils accordent beaucoup de valeurs aux animaux, ce qui n’est peut-être pas notre cas dans mon propos. Je dis que nous voyons ces choses, et que ces questions sont posées. Peut-être que nous devrions être à la place de ces personnes pour comprendre, mais pourquoi votre famille mourrait pour que vous sauviez les animaux ? »

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World Vision distribue de la nourriture et intervient dans une Église locale.
Image: Photos de Martin Muluka

World Vision distribue de la nourriture et intervient dans une Église locale.

Il y a environ cinq ans, World Vision est entré en contact avec la communauté de Kalapata, qui se trouve à environ trois heures de 4x4 de Nakorio. Une partie de ses efforts a consisté en des programmes de microcrédit et un nouveau modèle de parrainage d’enfants où les enfants choisissent leurs parrains. Plusieurs familles gèrent des magasins de proximité depuis leurs huttes.

Mais une partie importante du travail de World Vision a porté sur le renforcement de la résilience relationnelle de la communauté qui est constamment menacée par la famine. Un nouveau réseau de pasteurs comptant 36 membres regroupe des dirigeants locaux d’Églises réformées, pentecôtistes, orthodoxes et catholiques.

Ils intègrent des programmes de World Vision dans leurs rencontres. Un cours cherche à répondre au fatalisme à l’aide des Écritures. D’autres se concentrent sur le mariage et la parentalité, même dans un contexte polygame.

Dans ce domaine, Leah n’essaie pas de séparer les familles. Cette pasteure du réseau, qui exerce son ministère depuis près de dix ans, conseille de prendre des mesures proactives pour consolider les mariages dès le départ, comme décourager le mariage des enfants. Elle offre également des encouragements lorsque les tensions conjugales s’exacerbent autour de la nourriture.

« Je leur dis que la vie comporte de nombreux défis et qu’ils doivent persévérer », explique-t-elle.

Il y a plusieurs années, Jackson et Aleper avaient 20 chèvres. À présent, le couple, qui a trois enfants en bas âge, ne compte plus que deux animaux. Bien que le bétail de la famille ait été dévasté par la sécheresse, Jackson n’envisage pas de laisser sa famille pour s’occuper de ses animaux et estime qu’il peut toujours les confier à des parents qui partent pour s’en occuper.

« Avant de rejoindre l’Église, je pensais que je pouvais avoir deux femmes, mais quand je suis allé à l’Église, j’ai senti que je n’avais de force que pour une seule femme », dit-il à présent.

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Jackson, Aleper, et leurs enfants (à gauche). La pasteure Leah (à droite)
Image: Photos de Martin Muluka

Jackson, Aleper, et leurs enfants (à gauche). La pasteure Leah (à droite)

Le livre de Joël suggère que ceux qui subissent la famine comme une forme de sentence de la part de Dieu ne sont pas sans espoir face à leurs circonstances, promettant de « vous rendre les années que les sauterelles ont mangées » (2.25) de telle sorte que « vous aurez beaucoup à manger, jusqu’à ce que vous soyez rassasiés, et vous louerez le nom du Seigneur votre Dieu » (2.26).

Cependant, interpréter un tel passage biblique dans le contexte actuel en disant qu’il suffirait de prier davantage pour mettre fin à une famine serait problématique, dit la théologienne Kihuha. Et les gens devraient éviter d’attribuer chaque problème à la désobéissance à Dieu ou à la colère divine.

« Les situations individuelles de famine n’étaient pas dues à l’immoralité des habitants du pays. Le Proche-Orient ancien était régulièrement confronté à la famine, comme nous le voyons dans la Genèse. Même l’Égypte a été confrontée à la famine, alors qu’elle était l’endroit où les patriarches se rendaient pendant la famine en Canaan », rappelle Sahile. « J’ai entendu beaucoup d’Africains déclarer que les problèmes en Afrique, y compris la famine, étaient dus aux péchés des Africains. Les récits de la Genèse ne soutiennent pas une telle interprétation. Abraham a quitté sa famille et son pays et a suivi Dieu en Canaan. Et pourtant, il a fait face à la famine quand il est arrivé à Canaan. Cela s’est poursuivi à l’époque de ses descendants. Ainsi, même les personnes pieuses peuvent être confrontées à la famine. »

Plus sobrement, ceux qui luttent contre la famine aujourd’hui peuvent trouver dans des passages comme Joël 2 un rappel qu’ils ne sont pas sans recours face à leurs circonstances et peuvent continuer à faire appel à Dieu.

« Dans la Bible, nous voyons des gens négocier et avoir des conversations avec lui, et Dieu leur dit “Si mon peuple, qui est appelé par mon nom, s’humilie et prie, j’entendrai du ciel et je pardonnerai ses péchés et je guérirai son pays” », rappelle Kihuha. « C’est le genre d’attitude que nous voyons de la part de personnes, surtout dans l’Ancien Testament, qui s’humilient simplement, prient, dialoguent avec Dieu. »

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La famine actuelle menace la vie de millions de personnes au Kenya, en Éthiopie, en Somalie, au Soudan et au Soudan du Sud. Personne ne peut faire pleuvoir, et historiquement, les sécheresses ne se prolongeaient pas pendant plusieurs saisons comme celle-ci, la pire en 40 ans, que beaucoup relient au changement climatique. De plus, l’invasion russe de l’Ukraine, l’un des greniers du monde, a contribué à l’inflation, à la hausse des prix du gaz et à une perturbation du commerce dans le monde entier.

Genèse 26 nous raconte l’histoire d’Isaac dont la famille subit la famine, mais qui ne se rend pas en Égypte pour se nourrir. Au lieu de cela, il élève des animaux, mais il plante aussi des cultures et devient très riche. Pour Neema Ndooki Mollel, doctorante tanzanienne en soins pastoraux et accompagnement à l’Université Saint-Paul au Kenya, ce récit suggère qu’il y a quelque chose que les Africains de l’Est peuvent faire.

« Les éleveurs sont fiers de ne dépendre que des animaux, mais maintenant, la vie a changé », explique-t-elle, elle-même Maasaï, une communauté où beaucoup pratiquent encore le pastoralisme. « Ils auraient pu recevoir un enseignement pour les aider à savoir que lorsque vous gardez des animaux vous pouvez les gérer. Il vaut peut-être mieux que vous preniez soin de la famille. »

Joseph, lui, implore également Pharaon de prévoir la famine, une leçon que Nathan Chiroma, théologien kenyan de la Pan African University, estime que les chrétiens vivant dans des contextes précaires devraient prendre à cœur.

« Nous ne devons pas attendre qu’il y ait une famine », explique-t-il. « Lorsque l’Église forme des pasteurs, nous devons enseigner les gens à travailler de leurs mains, afin qu’ils ne dépendent pas uniquement du gouvernement. »

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La dégradation du climat et de l’environnement joue un rôle dans les famines d’aujourd’hui, ce qui souligne l’importance de la gestion et de la créativité pour faire face à la crise.

« En ces temps modernes, nous devons faire preuve d’innovation dans notre réflexion sur la manière de combattre les famines. Nous devons utiliser nos ressources spirituelles, nos ressources intellectuelles, pour voir comment nous pouvons combattre la famine », dit Kihuha. « Nous voulons travailler en partenariat avec Dieu et les autres. »

Traduction des citations vers l’anglais pour l’article original fournie par Dhymphine Emuron

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