Billy Graham aura essayé.

Prêchant à la Maison-Blanche le premier dimanche après l’investiture de Richard Nixon en 1969, Graham tenta de se faire suffisamment clair pour que le nouveau président entende son message. Il s’attaqua directement au discours inaugural de Nixon en laissant entendre que celui-ci avait eu tort de compter autant sur lui-même, sur sa propre ingéniosité, sur sa propre bonté. « Nous n’avons qu’à regarder en nous-mêmes » pour résoudre les problèmes les plus urgents du pays, avait déclaré le président aux Américains. Il se trompait. Le président et le peuple américain, prêcha Graham, devaient s’humilier, se tourner et mettre leur confiance en Dieu.

C’est du moins ce qu’il espérait faire entendre. Sa critique était en réalité si subtile que personne n’y prêta vraiment attention dans l’East Room de la Maison-Blanche. Après le culte, on servit du jus d’orange et du café et chacun commenta à quel point il était agréable de gagner une élection, de prendre le contrôle de la Maison-Blanche et de vivre un service religieux sous les célèbres portraits de George et Martha Washington. On passa tout à fait à côté de cet appel à l’humilité que Graham n’osa pas non plus pleinement exprimer.

Ce que le fondateur de Christianity Today avait réellement en tête n’apparaît que lorsque l’on prête attention à ce qu’il cite du discours inaugural du président et à ce que Nixon et lui ont dit par la suite. Ainsi se révèle une opposition claire entre les deux. Mais personne ne fit vraiment l’exercice, et l’opposition passa donc inaperçue, même aux yeux du très sensible Nixon. Le nouveau président se sentit conforté dans sa position. Le message de Graham ne fut pas entendu. Et notre fondateur continua à être invité à la Maison-Blanche, en ligne directe avec le pouvoir, aussi longtemps qu’il continua à faire certains compromis moralement dévastateurs.

La tentation de faire plaisir à ceux qui détiennent le pouvoir est forte. La tentation de faire des compromis au nom de l’accès à ceux-ci n’est pas nouvelle. Pour les évangéliques blancs américains, cela n’a pas commencé avec Donald Trump.

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Telle était la tentation de Billy Graham. Telle fut comme nous le verrons la tentation de Carl Henry, premier rédacteur en chef de Christianity Today. Et telle est aussi la nôtre.

L’histoire récente du mouvement évangélique américain a souvent été expliquée par ce que les historiens appellent un récit de déclin — les choses allaient bien, puis la situation s’est dégradée. Les évangéliques, entend-on parfois, auraient autrefois été accoutumés au respect de normes morales élevées, mais auraient fini par adopter avec enthousiasme une star de la télé-réalité menteuse et tricheuse comme candidat à la présidence.

Mais nous n’avons pas sauté toutes les étapes d’un coup. L’historien Lerone A. Martin l’explique clairement dans son nouveau livre, The Gospel of J. Edgar Hoover (« L’Évangile de J. Edgar Hoover »).

« Dès le début, écrit Martin, les fondateurs du mouvement évangélique moderne blanc ont prêché que la politique américaine avait besoin de la piété chrétienne et de la morale traditionnelle, alors que leur propre pratique politique était marquée par l’évangile du pragmatisme amoral. »

Martin se penche en particulier sur la relation des évangéliques avec l’homme qui dirigea le FBI pendant près d’un demi-siècle : Edgar Hoover. Au fil du temps, celui-ci devint extrêmement puissant, jusqu’à empiéter sur l’autorité des présidents successifs. Il s’érigea en défenseur indispensable de l’Amérique, comme s’il était le seul à se tenir entre le pays et le communisme, le crime, la révolution et toutes les formes de chaos et de désordre. Il se servit de cette réputation pour accroître son pouvoir et promouvoir une vision morale de l’Amérique qui maintenait des hiérarchies injustes et ne supportait aucune critique, en particulier de la part des Noirs dont les droits civiques étaient depuis longtemps bafoués.

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Les évangéliques soutinrent Hoover dans ce projet. Les premiers éditeurs de Christianity Today, en particulier, considéraient Hoover comme un véritable leader moral et associèrent volontiers le magazine censé façonner le mouvement évangélique au directeur du FBI. Ils recherchèrent et publièrent de nombreux articles portant la signature de Hoover et les utilisèrent pour promouvoir le magazine.

WikiMedia Commons / Edits by CT
Image: J Edgar Hoover

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Des rédacteurs comme Carl Henry ne se faisaient pas d’illusions sur le fait que Hoover aurait été converti ou aurait une relation personnelle avec Jésus. Il prêchait une sorte de déisme patriotique. Mais cela ne semblait pas avoir d’importance.

Carl Henry, bien que souvent le membre le plus perspicace de la première équipe éditoriale, se montrait même élogieux à l’égard de Hoover dans leur correspondance. « C’est toujours un privilège et un plaisir de publier vos articles dans Christianity Today », lui écrit-il. « Vous avez un rôle à jouer non seulement dans le message de Christianity Today, mais aussi dans sa mission. »

Lerone Martin interprète cela comme un signe de ce que l’objectif réel du magazine était politique : établir un nationalisme chrétien blanc. Il suggère même que le mouvement évangélique est au fond, au cœur, dans son essence, un nationalisme chrétien blanc.

Je ne suis pas convaincu qu’il ait ici raison. D’une part, je ne pense pas qu’il soit judicieux de parler de l’essence du mouvement évangélique. Une telle chose n’est pas immuable ou intangible. Ce mouvement existe dans la contingence de l’histoire. Le fait de se réconcilier avec le passé, comme Martin met les évangéliques au défi de le faire, peut être source de réformes.

Je ne suis pas non plus convaincu que les éditeurs de Christianity Today aient embrassé l’ensemble de la vision de Hoover quant à ce que devait être l’Amérique. Un examen attentif du dossier révèle à mes yeux quelque chose de plus triste et de plus médiocre que cela. Ils ne répondaient pas au grand programme politique de Hoover, mais simplement à un peu de flatterie.

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Graham, Henry et d’autres à l’époque de la guerre froide espéraient assurément que le mouvement évangélique serve de ressource spirituelle dans le conflit avec le communisme mondial. Ils appelaient l’Amérique à « revenir à Dieu ». Ce faisant, ils confondirent parfois la nation et l’Église. Mais l’aspect de la vision de Hoover pour l’Amérique le plus souligné dans les archives de Christianity Today est l’importance des pasteurs. C’est vraisemblablement pour cet élément que les éditeurs étaient si enthousiastes.

« Les ecclésiastiques américains ont un rôle vital à jouer », dit le premier article de Hoover. « L’Église est le pouls de l’Amérique. »

Un an plus tard, se plagiant presque lui-même, il déclarait : « Les pasteurs d’Amérique occupent une place essentielle », car « chaque dimanche matin, ce sont littéralement des millions d’Américains qui écoutent les sermons de l’Église. Les sermons représentent l’une des forces les plus puissantes pour le bien dans la nation aujourd’hui. »

Ce sont ces banalités qui servirent d’appât. Cette promesse d’importance — un homme puissant affirmant qu’ils comptaient pour le destin de la nation, le destin du monde libre — était séduisante.

Ce genre de flatteries fonctionna sur beaucoup de gens. Les recherches de Martin sont méticuleuses, même si elles sont quelque peu ternies par des affirmations et des conclusions qui me semblent aller au-delà des preuves. Son livre montre que Hoover ne travaillait pas uniquement avec les évangéliques. Hoover collaborait très étroitement avec les catholiques, à tel point que beaucoup pensaient que le directeur du FBI était lui-même catholique. Il travailla également avec des fondamentalistes et des conservateurs qui n’aimaient pas Billy Graham. Il rallia au moins un pasteur noir à sa cause. Il n’eut aucun mal à convaincre les protestants libéraux, y compris les épiscopaliens les plus éminents du pays, et même un pasteur de l’Église unie du Christ qui proposa d’espionner l’Union américaine pour les libertés civiles afin de lui prouver son allégeance.

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Carl Henry
Image: WikiMedia Commons / Edits by CT

Carl Henry

Tous ceux qui cherchaient à gagner en respectabilité dans l’Amérique de la guerre froide avaient besoin de l’approbation de J. Edgar Hoover. Et le directeur du FBI sut utiliser cela.

« Le Bureau reçut des propositions de pratiquement toutes les assemblées protestantes blanches de la région métropolitaine de Washington pour avoir le privilège d’accueillir et de célébrer le culte avec le FBI », écrit Martin.

Je suppose qu’il serait possible de tous les considérer comme des nationalistes chrétiens blancs, selon la définition que l’on donne à ce terme, mais ce que Martin documente s’apparente à mes yeux davantage à ce que Robert Bellah a appelé la « religion civile ». Ces groupes religieux mirent à disposition leurs symboles et leurs cérémonies, leurs chaires et les pages de leurs magazines pour proclamer que l’Amérique et la défense de l’Amérique par le FBI étaient des causes sacrées. Hoover, en retour, leur offrit de la respectabilité et certains accès (souvent symboliques) au pouvoir.

Je ne cherche pas à disculper ici des responsables religieux qui ont prêté leur foi à des causes inégalitaires et à des visions d’exclusion. Mais il paraît important de relever que beaucoup succombaient en fait à une tentation bien plus fondamentale. Ils voulaient être respectés. Ils voulaient être partie prenante. Ils voulaient que quelqu’un, un jour ou l’autre, les intègre dans la parade.

À cela, même des évangéliques contemporains qui abhorrent le nationalisme chrétien blanc et sont consternés à l’idée de répandre l’Évangile par le biais du pouvoir de l’État restent vulnérables. Comme Carl Henry, nous pouvons être tentés. Nous, évangéliques, qui cherchons à être pertinents et à gagner nos contemporains, découvrirons sans cesse que l’incitation au compromis est toujours présente. De justes opinions ne constituent pas une protection contre cette tentation.

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Cependant, il ne s’agit pas non plus, comme certains le prétendent, d’un problème exclusivement évangélique. Revenons-en à cet office religieux à la Maison-Blanche de Nixon : peut-être Graham a-t-il eu du mal à critiquer clairement le nouveau président parce qu’il était évangélique. Mais la même chose s’est produite à maintes reprises pour les intervenants de toutes les traditions qui ont été invitées à s’adresser à cet auditoire.

Des ecclésiastiques traditionnels commencèrent par s’enhardir, imaginant ce qu’ils prêcheraient au président dans sa propre maison, puis ils y réfléchissaient à deux fois. L’un d’entre eux laissa tomber un brouillon appelant à certaines réformes et préféra parler de la noblesse de l’esprit humain. Un autre écrivit un sermon s’adressant directement à Nixon, mais supprima ensuite toutes les occurrences de l’expression « M. le Président », de peur que ses paroles ne paraissent trop dirigées. Un rabbin alla encore plus loin, terminant son sermon par ces mots : « Le doigt de Dieu a pointé vers Richard Milhous Nixon, lui donnant la vision et la sagesse nécessaires pour sauver le monde et la civilisation. »

D’après ce que j’ai pu observer, ce n’est pas un penchant théologique spécifique qui rend quelqu’un plus vulnérable à l’idolâtrie politique. Considérer le pouvoir comme le fait d’une bénédiction et faire un messie d’un président est un danger pour nous tous. Comme la plupart des péchés, il est plus facile de les repérer lorsque quelqu’un d’autre les commet. Mais le désir de se trouver un champion politique et la tentation d’opter pour un pragmatisme amoral pour un petit peu d’accès au pouvoir nous affectent tous.

Cela signifie aussi que Martin a raison de dire qu’il n’est pas possible de faire une nette distinction entre « bons » et « mauvais » évangéliques. Nous aurions tort d’imaginer que le fait de ressembler davantage à telle ou telle figure évangélique idéale comme Billy Graham nous vaccinerait contre cette tentation. Nous aurions tort d’imaginer qu’il y a eu un « avant », où nous n’avions pas ces problèmes. Cette question ne concerne pas seulement les évangéliques qui ont soutenu Donald Trump ou Jair Bolsonaro. Elle ne disparaîtra pas non plus lorsque l’influence de ces figures finira par s’estomper. Il s’agit d’une tentation que nous aurons toujours avec nous.

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L’histoire embarrassante de Christianity Today publiant le baratin du directeur du FBI devrait rappeler à tous les évangéliques les dangers de tenter de plaire aux puissants. Elle pourrait également nous ramener à la sagesse du sermon que Billy Graham tenta, en vain, de faire entendre à Richard Nixon : nous aussi avons tort de nous fier autant à nous-mêmes, à notre ingéniosité et à notre bonté. Nous aussi devons gagner en humilité. Nous aussi devons être conscients de notre tendance à rechercher le pouvoir au lieu de faire confiance à Dieu.

Le Christ nous a appris à prier pour que son règne vienne. Il nous a également montré comment cela doit se produire : non pas par le nationalisme, ni par la coopération avec le FBI, ni par la publication d’articles qui seront appréciés par les ceux qui sont en position de force, mais en portant sa croix et en proclamant la Bonne Nouvelle.

Daniel Silliman est éditeur d’actualités pour Christianity Today et historien, titulaire d’un doctorat de l’université de Heidelberg. Il travaille actuellement sur une biographie religieuse de Richard Nixon, à paraître chez Eerdmans.

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