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Leadership : des chrétiens libanais tentent de remettre leurs pendules à l’heure.

Un récent ouvrage du secrétaire général de la Société biblique libanaise propose de nouvelles voies face aux approches traditionnelles et autoritaires du pouvoir dans la région.
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Leadership : des chrétiens libanais tentent de remettre leurs pendules à l’heure.
Image: Lucas Neves / AP
Beyrouth, Liban

Pendant quatre jours, le Liban a connu simultanément deux fuseaux horaires.

Le passage à l’heure d’été était prévu pour le 26 mars, mais les chefs politiques sunnites et chiites du pays l’ont reporté à la fin du ramadan pour faciliter le jeûne des musulmans.

Les politiciens chrétiens n’en ont pas tenu compte et ont appliqué la norme internationale. Les compagnies aériennes s’en sont tenues à la décision du gouvernement, ce qui a semé la confusion dans les horaires. Certaines écoles se sont adaptées, d’autres ont refusé, et les parents ont jonglé avec les horloges pour arriver à l’heure au travail.

Non pas qu’il y ait beaucoup de travail ces jours-ci. Mais quoi qu’il en soit, le gouvernement a fini par céder.

Toutes ces décisions ont été prises alors que le Liban n’a ni président ni premier ministre, et que son parlement est divisé. L’économie est en chute libre, l’émigration explose et les victimes de l’explosion du port de Beyrouth en 2020 n’ont toujours pas obtenu justice.

Le pays est le dernier endroit où l’on chercherait des leçons de bonne gouvernance.

Tout en riant de l’absurdité de ces quatre jours, Mike Bassous est d’un autre avis. Auteur de Leadership … in Crisis (« Conduire… en temps de crise »), publié en juillet dernier, il affirme que le Liban est particulièrement bien placé pour venir en aide à une région entière régulièrement soumise au chaos.

Pris entre diverses dictatures, ce n’est pas dans la tradition régionale que le pays trouvera des exemples à suivre. « En matière de livres sur le leadership, la bibliothèque arabe du Moyen-Orient est vide », estime Bassous. « Mais le Liban peut recueillir le meilleur des principes occidentaux et les adapter pour l’Orient. »

Tel est l’objectif de son livre, qui combine expérience personnelle, apports de professionnels et réflexion chrétienne. En tant que secrétaire général de la Société biblique du Liban, il offre ses compétences à ses amis protestants, catholiques et orthodoxes de toute la région, à commencer par ceux de son pays d’origine.

En octobre dernier, 44 responsables chrétiens libanais se sont ainsi réunis à Chypre, à l’écart de la crise qui sévit dans leur pays, pour une retraite autour de ses enseignements.

« Nous avons besoin de cela dans nos Églises — de A à Z, nous avons besoin de tout l’ensemble », déclare Linda Macktaby, directrice de Blessed, une école de Beyrouth pour les enfants à besoins spécifiques. « Nous enseignons la Bible aux jeunes, mais pas comment diriger. »

L’un des principes clés de Mike Bassous est la confrontation.

Servant l’école Blessed depuis 2010, Linda Macktaby a décidé de faire face directement à certaines pratiques qui ont cours en matière de leadership. Pour enrayer les pratiques des « manipulateurs typiques » qui évitent les conflits, promettent des solutions tout en jouant la montre au milieu de collègues peu enclins à prendre des décisions, elle responsabilise son personnel.

Chacun se voit attribuer un « royaume », comme elle le nomme, avec l’autorité nécessaire pour exercer les responsabilités qui lui sont confiées. Et si elle interfère injustement, son personnel a pour instruction de lui résister.

Ce genre de changement n’est pas simple, et Linda Macktaby a mis en place pour cela un exercice où tout le monde se tient en cercle pour symboliser leur égalité, en se tenant par la main comme pour prier. Après avoir tiré au sort des noms, chacun doit faire un premier pas en disant publiquement quelque chose de positif sur le collègue sur qui il est tombé.

L’étape finale était la critique, y compris la sienne. Personne ne savait comment s’y prendre, raconte-t-elle. « Ils veulent bien recevoir des critiques, mais juste pas de moi. » « Il leur a fallu deux ans pour apprivoiser cela, mais la confrontation est nécessaire si l’on se préoccupe de ce que l’on fait. »

Autrefois très actif, le Mouvement de la jeunesse orthodoxe (MJO) cherche lui un nouveau souffle.

Formé dans les années 1940, ce mouvement de protestation sociale et humanitaire renoue avec la connaissance des pères de l’Église et se consacre aux villages pauvres et aux centres urbains, se heurtant à de nombreux prêtres et évêques jusqu’alors inactifs. Après la guerre civile qui a duré 15 ans et s’est achevée en 1990, la popularité de ces groupes de prière et d’étude s’est accrue et ceux-ci sont restés solidaires en dépit de l’opposition de certains clercs.

Au fil du temps, de nombreux diplômés appartenant au MJO sont entrés dans la hiérarchie cléricale et les relations se sont améliorées, mais cela a eu un prix. Fadi Nasr, ancien et porte-parole du mouvement de jeunesse, estime que ces diplômés ont perdu de leur fougue.

« Nous étions autrefois très critiques [à l’égard des religieux], et maintenant nous cherchons à les apaiser », observe-t-il. « Nous pensions que la coopération renforcerait notre unité, mais cet esprit s’est déjà perdu. »

Fadi Nasr estime qu’une mentalité institutionnelle allant du haut vers le bas freine le dynamisme de leur action caritative. Dans le contexte de l’émigration libanaise, le nombre de leurs membres a diminué, bien que 300 groupes restent actifs. Pour remonter la pente, le mouvement a dû à nouveau faire cavalier seul.

Mais malgré tout, il continue d’avancer, illustrant le principe de persévérance de l’ouvrage de Bassous.

Après l’explosion du port, le MJO a créé le Centre communautaire de Beyrouth, l’a conçu de manière à ce qu’il soit indépendant et professionnel, et a nommé un jeune membre comme directeur. Mais si ces développements s’inscrivent dans le droit fil de l’héritage du MJO, Fadi Nasr pense aux opportunités perdues avant ce nouveau départ.

« Nous aurions eu besoin de plus d’autocritique », analyse-t-il déclaré, « et nous n’avons pas réussi à transmettre à la génération suivante. »

Ramy El Khoury, lui, a déjà identifié son successeur. Grec orthodoxe au service de World Vision depuis 2018, il affirme que le travail de formation au leadership au Liban est rare, même parmi les ONG. Mais lorsque l’économie s’est effondrée, l’expertise traditionnelle de l’organisation en matière de développement a dû être réorientée du jour au lendemain vers le travail humanitaire de première ligne.

Il a ainsi fallu mettre en œuvre le principe d’agilité aussi souligné par Mike Bassous.

Mais Ramy El Khoury a d’abord dû faire face à un défi venant de son Église, répondant à d’innombrables appels de fonctionnaires lui demandant de trouver des personnes à embaucher au sein de ses réseaux de patronage. Il est de la septième génération d’une famille de prêtres.

« Nous suivons un processus », dit El Khoury à propos de World Vision. « Et lorsque nous avons senti venir une crise, nous avons cherché à former notre équipe de direction. »

Au début de l’année 2020, la dévaluation précoce de la monnaie libanaise dans le contexte de la pandémie de COVID-19 mettait déjà l’équipe à rude épreuve. Des spécialistes ont alors été chargés d’encadrer quatre responsables de secteur et cinq responsables de programme, qui ont transmis les compétences acquises à un total de 25 cadres intermédiaires. Le programme a ensuite été étendu à une centaine d’employés, juste à temps pour mieux faire face à l’explosion de Beyrouth.

Fier du professionnalisme de World Vision, Ramy El Khoury a d’abord hésité sur un point : les temps de méditation hebdomadaires en équipe. Il arrivait à ce poste avec 15 ans d’expérience et n’y trouvait pas d’utilité pour les impératifs institutionnels. Mais lorsque son directeur national lui a dit que la chose était « cruciale », il a mis à contrecœur cette habitude en place au sein de son personnel interconfessionnel.

Cela a changé sa vie et son leadership. « Nous honorons Dieu dans toutes les activités que nous entreprenons », explique-t-il. « Nous ne serions pas aussi réactifs sans la présence de Dieu. »

Mais la présence de Dieu ne dispense pas de certaines décisions difficiles. Une autre organisation, la Lebanese Society for Education and Social Development (LSESD), sentant venir la crise de l’été 2019, a vidé ses comptes pour payer les salaires et régler ses dettes. Cette intuition s’est avérée décisive en octobre de la même année, lorsque les banques ont gelé les retraits en dollars, ne laissant plus passer qu’un maigre flux de monnaie locale désormais lourdement dévaluée.

Par la suite, l’organisation a dû réduire les salaires de moitié. À la tête de cette faîtière d’institutions baptistes, qui rassemble une école, un séminaire et une maison d’édition, Nabil Costa a dû s’appuyer sur 25 ans de confiance.

Ce faisant, il a éprouvé le principe de résilience du livre de Mike Bassous.

« Nous avons communiqué dès le départ sur la situation difficile et nous avons parlé en toute transparence », raconte-t-il. « Nous avons fait preuve de vulnérabilité en tant que leaders et nous avons lutté à leurs côtés. »

La prière était au cœur de cette résilience commune. Les distributions de repas ont également contribué à maintenir le moral des uns et des autres. L’élément clé fut une échelle de compensation dégressive qui orientait les fonds supplémentaires reçus pour les attribuer aux employés de rang salarial inférieur.

À force de patience, la LSESD a finalement été en mesure de rétablir tous les salaires initialement réduits. Mais il ne s’agirait pas de penser que tout était bien qui finissait bien, car la tendance compréhensible que chacun a à se concentrer sur soi en situation de survie a convaincu Nabil Costa que son équipe avait besoin d’un coup de pouce supplémentaire, vers les autres.

Les médicaments essentiels disparaissant des pharmacies libanaises, la LSESD a alors alloué des fonds à son personnel pour qu’il puisse aider ses amis et parents dans le besoin. « Bénir les autres nous a aidés à traverser l’épreuve. » « Mais notre capital social étant épuisé, comment pourrions-nous empêcher le personnel d’émigrer maintenant ? »

Les Nations unies font état de 24 départs pour 1 000 Libanais, soit le taux le plus élevé au monde. Le pays enregistre une perte nette de population chaque année depuis 2018, et celle-ci s’est rapidement accélérée depuis la crise économique de 2019.

Nadim, le frère de Nabil Costa, a trouvé sa réponse. « Considérer le ministère comme un travail est la ruine du ministère », estime le plus jeune des frères Costa. « Mais quand on voit Dieu à l’œuvre, on y devient accro, et on en veut toujours plus. »

Il illustre là l’objectif ultime que dessine Mike Bassous. Après avoir amorti le chaos et apaisé les tensions, un dirigeant doit trouver le moyen de transmettre une vision optimiste de l’avenir. Pour Nadim Costa, cela s’est fait dans l’enthousiasme d’un mouvement de formation de disciples.

NEO Leaders fournit des services sociaux aux communautés vulnérables, telles que les réfugiés, les personnes handicapées et les victimes d’abus. Ce ministère décentralisé travaille avec plus de 300 Églises locales. Mais ces réseaux ont un objectif clair, dit-il : conduire les gens à une relation personnelle avec Dieu et à lui être fidèles dans la vie de tous les jours.

S’appuyant sur des responsables bénévoles, eux-mêmes à la recherche d’un emploi, ce travail de proximité a connu un développement exponentiel.

« Personne ne devrait répondre plus activement que l’Église », dit Nadim Costa. « Nous ne voulions pas gâcher cette crise. »

Ni perdre son équipe. Sur les 18 employés locaux à temps plein, un seul a quitté le pays. Mais cela n’a en partie été possible que parce que la vision était également partagée par plus de 150 membres du personnel dans les 20 pays où NEO Leaders est active. Ceux-ci ont chacun fait don d’un mois de leur salaire à leurs collègues durement touchés au Liban.

Les pratiques de Costa aident également. En matière de piété, il demande à tout le personnel de prier avant de servir. Pour soutenir la motivation, il bouscule les normes culturelles en cédant le leadership à ses subordonnés. Osant les confrontations nécessaires, il a un jour dû écarter un membre clé du personnel, mais a maintenu son salaire pendant trois mois, l’accompagnant jusqu’à ce qu’il soit restauré dans ses fonctions.

La loyauté et le dévouement de ce collaborateur envers le Christ sont aujourd’hui au plus haut. « Incarnez l’exemple de Jésus aux yeux des gens », dit Nadim Costa, « et ils voudront devenir comme lui. »

Pour Mike Bassous, les dirigeants chrétiens disposent déjà d’un bon capital de départ. Le caractère de serviteur de Jésus est un réel antidote à l’esprit autoritaire. Mais de nombreux Libanais estiment aussi que les leçons de la formation proposée par le secrétaire général de la Société biblique constituent un antidote supplémentaire à certaines de leurs faiblesses culturelles en matière de leadership. Des séminaires sont d’ores et déjà prévus pour des Irakiens et des Jordaniens.

« Le mouvement de Jésus s’est renforcé lorsque lui s’en est allé, et les grands PDG ne restent en place que quelques années », dit Bassous. « Formons de nouveaux leaders, sans réinventer la roue. »

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[ This article is also available in English. See all of our French (Français) coverage. ]

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