James fait tant de prières en une journée qu’elles s’échappent de sa bouche comme la buée dans l’hiver glacial de l’Ukraine.

Pour ce pasteur principal d’une grande Église de Kherson, la prière n’est pas une occupation parmi d’autres. C’est une bouée de sauvetage. Il prie à haute voix lorsque les missiles russes font trembler les murs de son Église et que son fils de quatre ans pleure. Il prie à haute voix avant de se rendre dans les villages voisins pour livrer du pain. Il prie à haute voix quand il est terrifié, ce qui lui arrive souvent.

Ainsi, par un mardi matin glacial de décembre, James, qui a demandé à être identifié par son surnom anglais, se retrouve agrippé au volant de sa camionnette jaune poussiéreuse et prie en ukrainien. Il se tourne vers un pont menant à une île artificielle sur le cours du Dniepr boueux, que les habitants appellent simplement « l’île » Les bombardements russes ont brisé plusieurs fenêtres d’une petite église, et James transporte du contreplaqué pour les recouvrir.

L’île est une cible fréquente des attaques russes. De l’autre côté de la rivière se trouve la partie orientale de l’Oblast de Kherson, toujours sous occupation russe. Chaque jour depuis le mois de novembre, lorsque des dizaines de milliers de soldats russes ont précipitamment fui Kherson, la capitale provinciale, ceux-ci lancent des roquettes, des grenades, des obus de char et de mortiers de l’autre côté de la rivière, comme pour se venger. Presque chaque jour amène son lot de décès.

Sera-ce son tour aujourd’hui ?

Mais les fenêtres d’une église ont besoin d’être réparées. Sur les 30 000 habitants que comptait l’île à l’origine, il n’en reste plus qu’un quart, pour la plupart des personnes trop âgées, trop handicapées ou trop têtues pour être évacuées. L’église est la seule de l’île à offrir un abri et des fournitures. Alors James serre les dents et traverse le pont.

Les chrétiens d’Ukraine ne considèrent plus les « derniers jours » comme une ère eschatologique lointaine décrite dans l’Apocalypse. « Nous vivons comme si aujourd’hui était notre dernier jour », m’a dit l’un d’entre eux, faisant écho à un sentiment que j’ai entendu exprimé de la part de tant d’Ukrainiens. Et si jamais ils oublient que leur vie n’est qu’une vapeur passagère, les explosions et les coupures de courant régulières les ramènent rapidement à la vérité : nous sommes ici pour un moment, et demain nous ne serons plus.

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Un pasteur ukrainien et des volontaires chargent du contreplaqué pour protéger une église sur une île de Kherson.
Image: Photographie de Joel Carillet pour CT

Un pasteur ukrainien et des volontaires chargent du contreplaqué pour protéger une église sur une île de Kherson.

Lorsque Kherson est tombée aux mains des Russes, James et sa femme ont choisi de rester dans la ville avec leur famille : « Si nous mourons, nous mourrons ensemble. » Ils ont quatre enfants, âgés de 4 à 17 ans. Ils se souviennent des bombardements russes qui ont fait trembler leur appartement du cinquième étage comme une pile de blocs de bois, des cris de terreur de leur seconde fille, puis du rassemblement de leurs enfants et de leur course vers l’église.

La décision de rester a été difficile, mais évidente, raconte James. « Nous avons vu le désespoir dans les yeux des gens. Ils ne voyaient plus de lendemain. Qui leur donnera de l’espoir si je cours en Amérique ou en Europe ? »

Pendant trois semaines, ils ont dormi sous les escaliers de l’église. Environ 300 autres personnes ont trouvé refuge dans le sous-sol du bâtiment, certaines pendant des mois. Des gens dormaient assis, et dans les toilettes des hommes. Une famille avec un bébé de huit mois se retrouvait entassée dans un placard d’un mètre et demi de haut.

James était leur pasteur principal depuis à peine un an.

Le choix de James de rester avec sa famille en territoire occupé n’est pas des plus courants. Le plus souvent, les pasteurs ukrainiens en première ligne ont évacué leurs familles pour les mettre en sécurité, en particulier celles qui avaient de jeunes enfants. D’autres sont partis avec leur famille, ou sont restés aussi longtemps qu’ils le pouvaient avant de finir par fuir.

Aujourd’hui, un an après l’invasion à grande échelle, de nombreux pasteurs qui sont partis n’ont plus d’Église à rejoindre. Leurs communautés se sont dispersées, leurs bâtiments ont été détruits, ou ces communautés meurtries par la guerre sont hésitantes quant à leur retour.

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« Nous les appelons “pasteurs orphelins” », explique Valeriy Antonyuk, président de l’Union baptiste d’Ukraine, la plus grande union protestante du pays. Il estime que sur les 2 100 pasteurs baptistes que compte l’Ukraine, environ 200 ont évacué. Environ 200 autres ont été appelés au service militaire. La moitié des personnes qui avaient été évacuées sont revenues, mais beaucoup ont dû être réaffectées dans une autre Église. Pour certains, la réintégration dans leur Église a été « douloureuse », rapporte Valeriy Antonyuk. Certains fidèles éprouvent du ressentiment et de la douleur à l’idée que leur pasteur soit parti en pleine crise, tandis que d’autres ont des réserves quant à ce que d’anciens combattants continuent à exercer leur ministère.

Tels sont les problèmes que la guerre a imposés à de nombreuses Églises en Ukraine. Les pasteurs disent que certains responsables qui sont restés ont été arrêtés, menacés et torturés par les forces russes. D’autres ont tout simplement disparu. Des récits d’horreur font le tour des communautés.

Pavel Smolyakov est le pasteur principal des Églises baptistes de l’Oblast de Kherson. Sa communauté, Calvary Baptist, est l’Église phare de la dénomination à Kherson. Un jour après l’invasion, elle accueillait 46 orphelins, âgés de 4 mois à 4 ans, provenant d’un orphelinat local. Les forces russes bombardaient la région, et l’orphelinat, avec ses grandes fenêtres, n’était pas sûr.

Pendant deux mois, l’église a hébergé les enfants dans son sous-sol. Les membres de la communauté ont aidé à nourrir, laver et réchauffer les enfants, dont certains avaient des besoins spécifiques et nécessitaient des soins 24 heures sur 24. Les volontaires se sont dispersés dans toute la ville, faisant la queue pendant des heures pour se procurer des médicaments, du lait et d’autres fournitures pour bébés qui seraient épuisés dans la soirée.

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Pavel Smolyakov a beaucoup lutté face à l’anxiété et au poids de la responsabilité de la vie de ces enfants. Les soldats russes, craignait-il, pourraient les prendre et les utiliser comme propagande de guerre. Presque chaque jour, les fonctionnaires mis en place par l’occupant frappaient à la porte de l’église, harcelant le personnel de questions : Qui était responsable ici ? Pourquoi ces orphelins se trouvaient-ils là ?

Puis, une semaine avant Pâques, un fonctionnaire russe en uniforme s’est présenté un matin avec des soldats armés et a donné deux options à Pavel Smolyakov : soit le personnel et les volontaires restants de l’orphelinat pouvaient escorter les enfants jusqu’à l’orphelinat, soit les soldats emporteraient les orphelins de force.

Le pasteur aida à ramener les enfants, et le reste était prévisible : Pavel Smolyakov raconte qu’une photo de lui est passée à la télévision russe. Les Russes affirmaient avoir sauvé les orphelins des mains de trafiquants et l’accusaient, lui et l’Église, de prélever des organes sur les enfants pour le marché noir américain. « C’est là que j’ai su que ma vie était en danger », raconte-t-il. Il lui a fallu quatre jours, avec sa femme, pour contourner les postes de contrôle russes et se faufiler jusqu’à Odessa.

D’après ses dernières nouvelles, dans un message Telegram du gouverneur de l’Oblast de Kherson, les enfants avaient été emmenés en Crimée annexée par la Russie.

Alors que Smolyakov me raconte cette histoire, notre interprète, un pasteur de jeunesse ayant lui-même deux jeunes enfants, s’arrête pour s’essuyer les yeux.

Pavel Smolyakov reste très factuel. « Il n’est pas facile de parler d’émotions en ce moment », explique-t-il.

Les pasteurs qui ont choisi d’évacuer, comme beaucoup d’autres Ukrainiens, luttent contre la culpabilité. Ils s’inquiètent pour les troupeaux qu’ils ont laissés derrière eux. Un pasteur m’a raconté qu’il s’était échappé d’une ville occupée en septembre, après que les forces russes eurent fermé son église au milieu d’un service dominical et saccagé sa maison. « Je sais que cela n’a rien de glorieux », m’a-t-il dit, « mais nous avons décidé qu’il valait mieux rester en vie. » La plupart des membres de sa communauté ont également été évacués, mais il en reste environ 200, principalement des personnes âgées.

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Le pasteur, qui a requis l’anonymat pour protéger les membres de l’Église qui se trouvent toujours en territoire occupé, est désormais sans domicile fixe et va d’ami en ami, en attendant de pouvoir retourner dans son Église, dont le bâtiment est utilisé par l’armée russe. En ligne, il est en contact quotidien avec des paroissiens qui ont fui à travers l’Ukraine et le monde. D’une certaine manière, ils expérimentent là un retour forcé au type de vie communautaire qui était leur lot pendant la pandémie de COVID-19.

« Au séminaire on ne m’a pas appris comment être le pasteur d’une Église en territoire occupé », commente-t-il. « On ne m’a pas appris au séminaire comment être le pasteur d’une Église dispersée dans 15 pays différents. »

Dans l’Église de James, trois des cinq anciens ont quitté Kherson. La plupart des responsables de ministères sont partis — le groupe de louange, les enseignants de l’école du dimanche, le pasteur des jeunes. Au début de l’invasion, l’Église comptait des dizaines de bénévoles qui aidaient à combler les lacunes en matière de leadership. Mais comme les conditions ont empiré, beaucoup ont été obligés d’évacuer.

Lorsque des centaines de personnes affamées et désespérées se sont rassemblées devant son église, James a bien ressenti les étroites limites de son humanité. Quand il pense à tous les habitants des villages isolés environnants qui, pendant des mois, ont enduré un hiver exceptionnellement froid, sans électricité, sans chauffage et sans eau, il regrette de ne pas pouvoir les atteindre tous.

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Une distribution de nourriture dans une église de Khershon.
Image: Photo de Joel Carillet pour CT

Une distribution de nourriture dans une église de Khershon.

Mais ensuite, il regarde ceux qui sont restés — sa femme inébranlable, ses enfants et la poignée de bénévoles réguliers de l’Église — et il se dit que cela suffira pour le travail du jour. Ces personnes ont été pour lui la houlette et le bâton du psaume 23, le soutien venu de Dieu dans la vallée de l’ombre de la mort.

Il y a ainsi deux hommes d’une vingtaine d’années qui sont restés avec James depuis le début de la guerre, aidant à tout ce qui est nécessaire à l’Église. Durant l’année 2022, ils sont devenus plus proches que la famille. Tous deux ont demandé à ce que leurs noms ne soient pas repris, de peur que les Russes ne les ciblent en tant que travailleurs humanitaires.

Ils forment un drôle de trio : James, la quarantaine, barbe brune en broussaille, regard passionné et jeans noirs, offre une espèce de mélange de pasteur jeunesse rebelle et de Gandalf. L’un de ses acolytes joue le rôle du boute-en-train, qui ne cesse de taquiner son pasteur et de faire des blagues. L’autre, un fin violoniste aux cheveux blond vénitien, avec des lunettes à monture métallique et un penchant pour les sucreries, est réfléchi et intentionnel.

Ils dorment sur de minces matelas dans le sous-sol de l’Église, et les deux plus jeunes se relaient pour monter la garde à l’étage pendant la nuit. « Nous sommes les gardiens de l’église », me dit l’un d’eux. Peu de jeunes gens sont restés à Kherson s’ils avaient le choix. Il est resté, dit-il, « parce qu’il y a des gens qui ont besoin d’aide. »

Le mardi où j’ai accompagné James pour apporter du contreplaqué à l’église de l’île, ses deux assistants l’accompagnaient. La vieille camionnette du pasteur n’ayant pas de banquette arrière, les jeunes hommes s’installent derrière lui sur de bancales chaises d’enfant en plastique.

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S’il y a des pasteurs orphelins, la communauté qu’ils visitent est aussi une Église orpheline. Son pasteur a fui avec sa jeune famille le premier jour de l’invasion. La majorité de la communauté a également fui.

James a nommé un des membres de sa propre Église, un ingénieur du son sans qualifications pastorales formelles, pour conduire ceux qui restent. L’ingénieur, qui a demandé à être identifié par son surnom, Nevod, vit dans un appartement de l’autre côté de la rue. Après que des missiles russes ont détruit la salle de concert où il travaillait, il s’est retrouvé responsable d’une église qui fait office d’abri anti-bombe et de centre de services sociaux.

Chaque jour, grâce à son générateur, jusqu’à 600 téléphones portables sont rechargés dans le bâtiment. Environ 200 personnes peuvent s’abriter dans le sous-sol pendant les bombardements.

« C’est le pasteur maintenant », me dit James quand nous entrons dans le bâtiment.

Nevod secoue la tête. « Non, non », proteste-t-il. « Pas un pasteur, juste un volontaire. »

James insiste : « Si, tu es un pasteur. » Il tape quelque chose en ukrainien dans Google Translate et me montre son téléphone. L’écran affiche « Homme sacrificiel. » « C’est ce qu’il est », explique James. « Pendant neuf mois, sans salaire, il était ici, au service du Christ. »

Neuf mois. La durée de l’occupation russe de Kherson. Assez longtemps, dans ces circonstances, pour vivre de nombreuses expériences.

Kherson est la première ville clé et la seule capitale régionale dont les Russes se sont emparés depuis l’invasion. La ville est tombée presque immédiatement après le début de la guerre. Autrefois centre économique prospère au sol agricole fertile, elle est du jour au lendemain devenue une ville fantôme. Pendant des mois, les gens se sont terrés chez eux, ne sortant que pour le strict nécessaire. Au début de l’après-midi, les rues étaient vides, à l’exception des chiens errants.

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« Cela joue sur votre mental », m’a dit un pasteur : Après des mois de panneaux d’affichage proclamant que « La Russie est là pour toujours ! », beaucoup de gens ont commencé à y croire.

Le 11 novembre, lorsque les chars ukrainiens ont défilé dans le centre-ville de Kherson avec des drapeaux bleu et jaune et que des civils dansants ont pris des selfies dans les rues, James n’a d’abord pas pu croire que sa ville était réellement libérée. Quel tour les Russes leur jouaient-ils encore ? Les soldats russes étaient connus pour se déguiser en civils ou en soldats ukrainiens afin de débusquer les sentiments pro-ukrainiens.

Le temps de se rendre compte de la libération, il n’a eu que peu de temps pour se réjouir. Au milieu des célébrations, les gens faisaient déjà la queue devant son église pour obtenir des bouteilles d’eau et du pain.

Les forces russes en retraite avaient détruit les infrastructures essentielles de la région. Pendant environ trois semaines, il n’y a eu ni électricité, ni eau, ni chauffage, ni téléphone. À la fin du premier jour de liberté, alors que les rues étaient plongées dans une obscurité totale, 7 000 personnes s’étaient présentées devant l’église pour obtenir de l’aide.

D’une certaine manière, le Kherson post-libération était en plus mauvais état que le Kherson occupé par les Russes. Lors de ma visite début décembre, de nombreux endroits n’avaient toujours pas d’électricité. Les magasins, les banques, les restaurants et les écoles étaient toujours fermés. Les gens n’avaient pas de travail. Les balançoires des aires de jeu oscillaient, vides d’enfants. La ville s’installe dans un silence inquiétant après le couvre-feu de 19h30, et des bombardements sporadiques secouent les nuits — un rappel constant que l’ennemi se tient juste de l’autre côté de la rivière.

Le jour où nous avons visité l’île, les Russes ont bombardé Kherson 51 fois selon le gouvernement local, frappant principalement des zones civiles, et faisant deux morts et un blessé.

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Le premier bombardement que nous avons entendu ce jour-là eut lieu à 10h20. James et Nevod étaient en train de parler logistique à l’extérieur de l’église lorsque deux femmes, l’une âgée et l’autre en fin de grossesse, se sont approchées pour demander de l’aide. Ils venaient à peine de finir de parler que les explosions en grappe des roquettes russes Grad retentirent à proximité. La femme plus âgée a mis ses bras autour de la plus jeune, et elles se sont précipitées dans l’église avec Nevod.

« On doit y aller », a crié James, en agitant les bras vers son van. « Allons-y ! »

Nous avons sauté dans son van. James a appuyé sur l’accélérateur et nous avons quitté l’église pour traverser le pont de l’île.

James dit qu’il a vu pire : des chars russes tirant sur les écoles, des enfants mourant de faim pendant que les soldats russes font la fête dans les cafés, les Russes pillant les récoltes et les équipements des agriculteurs de Kherson. « Ce n’est pas la guerre », déclare-t-il en appuyant fermement sur son doigt. « C’est un génocide. »

Sur le chemin du retour vers sa propre église, James montre du doigt un bâtiment du centre-ville qui ressemble à un château de sable piétiné. Il s’agissait d’une base russe, explique-t-il, avant que l’armée ukrainienne ne la détruise avec un lance-roquettes HIMARS fourni par les États-Unis. Le pasteur lâche un sourire en coin. « J’aime ça », s’exclame-t-il dans le peu d’anglais qu’il connaît. « HIMARS, pour toujours ! »

La guerre a marqué toutes les régions d’Ukraine, et pas seulement les territoires occupés.

Un samedi à Vyshneve, une banlieue densément peuplée de Kiev, la brève lumière du jour hivernal s’estompe plus tôt que prévu : le ciel, encore indigo à 8 heures, s’assombrit à 15 heures. Les épais nuages d’une imminente tempête de neige se profilent.

L’effet des coupures de courant, qui sont monnaie courante depuis que les forces russes attaquent le réseau électrique ukrainien, s’en trouve renforcé. La ville, qui comptait 42 000 habitants avant l’invasion, est aussi sombre qu’un village médiéval. Les lampadaires et les panneaux de signalisation sont éteints. Les immeubles d’habitation apparaissent comme des cubes incolores, à l’exception des éclairs jaunes que produisent quelques unités équipées de générateurs. Les phares des véhicules rebondissent sur la neige, et les piétons marchent avec précaution sur les trottoirs glacés qui brillent à la lumière des lampes frontales.

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Dans l’obscurité glaciale, la Salvation Church apparaît comme une oasis bourdonnante de vie et de lumière. Des effluves de café et de brioches grillées réchauffent l’air. L’église est le seul bâtiment public de Vyshneve à offrir de l’électricité pendant les pannes. Chaque jour, elle ouvre son centre de jeunesse, qui comprend un café et un sous-sol, pour que les membres de la communauté puissent se réchauffer, avaler des cappuccinos chauds et travailler sur leurs ordinateurs portables.

L’Oblast de Kiev a parcouru un long chemin depuis les premiers mois de l’invasion, lorsque les troupes russes envahissaient les villes clés autour de la capitale. En un dimanche de fin 2022, les églises étaient remplies de fidèles. Des pasteurs plongeaient les nouveaux croyants dans un baptistère. Une chorale chantait dans une nouvelle communauté à Vorzel, un village situé à l’extérieur de Kiev qui, quelques mois auparavant, était un dépotoir de mines, de tanks abandonnés et de cadavres. Les magasins, les pharmacies et les stands de café étaient ouverts. Les jeunes léchaient la graisse de leurs doigts au McDonald’s, et les babouchkas poussaient des bébés emmitouflés dans des poussettes.

Dans la Salvation Church, un groupe de jeunes filles vêtues de pantalons de survêtement et tenant des plumes blanches géantes répètent un numéro de danse pour le prochain spectacle de Noël. Elles planent et se pavanent aux tintements de la musique, sous un plafond dont les quatre coins sont marqués de l’inscription « Jésus est roi ».

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« C’est ma fille, la plus grande fille là-bas », me dit le pasteur Mykola Savchuk, en pointant son doigt.

Mykola Savchuk a deux enfants : une fille de 15 ans et un fils de 13 ans. Le deuxième jour de l’invasion, lorsqu’il a vu les chars russes pénétrer dans une ville proche de chez lui, il a immédiatement conduit sa famille chez ses parents, dans l’ouest de l’Ukraine : « Je ne pouvais pas supporter de voir mes enfants souffrir. » Mykola Savchuk est retourné à Kiev par ses propres moyens, à temps pour le culte du dimanche. Lorsque les forces russes se sont retirées en avril, il a ramené sa famille à la maison pour Pâques.

Est-ce que les choses revenaient à la normale ?

« De l’extérieur, oui », raconte Savchuk. « Mais à l’intérieur, non. » Il est trop tôt pour mesurer l’importance du traumatisme psychologique infligé à la nation. Ceux qui savent comment était la vie en Ukraine avant la guerre voient le stress mental, les petits et grands changements, les miracles quotidiens de la survie : la résilience, la persistance, la détermination à profiter des petites choses du quotidien.

À gauche : Des fidèles participent à une implantation d’église à Vorzel, à l’extérieur de Kiev. À droite : Les rues sont calmes autour de la Salvation Church, dans la banlieue de Kiev, à Vyshneve.
Image: Photographie de Joel Carillet pour CT

À gauche : Des fidèles participent à une implantation d’église à Vorzel, à l’extérieur de Kiev. À droite : Les rues sont calmes autour de la Salvation Church, dans la banlieue de Kiev, à Vyshneve.

Dans les premiers mois de la guerre, la Salvation Church a perdu 90 % de ses 3 000 membres. La moitié a été évacuée à l’étranger, les autres en Ukraine occidentale. Le premier dimanche après l’invasion du 24 février, Mykola Savchuk est monté en chaire en se demandant combien de personnes viendraient. Il a été surpris d’en voir 300, soit environ 10 %. La moitié des 16 pasteurs ont évacué. À certains dirigeants qui étaient restés, Savchuk a conseillé de partir ; il voyait leur santé mentale se dégrader.

Comme James à Kherson, il se couchait chaque soir en pensant : « Cela pourrait être la dernière nuit de ma vie. » Cette incertitude constante fait des ravages. Cinq jours après l’invasion, lorsque le premier choc s’est finalement dissipé, Myykola Savchuk se réveillait soudain seul au milieu de la nuit, en sanglots.

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Mais il y a un temps pour se lamenter, et il y a un temps pour agir. Les besoins immédiats étaient immenses et urgents : médicaments, nourriture, fournitures diverses. Tous les magasins étaient fermés. Les gens avaient besoin d’un abri et d’aide pour évacuer, et ils ont frappé aux portes des églises parce que celles-ci étaient les institutions les plus rapides, les plus efficaces et les plus flexibles pour offrir de l’aide.

Bien qu’ils aient perdu des communautés et des pasteurs, les responsables des Églises ukrainiennes affirment que les non-croyants sont plus nombreux que jamais à franchir leurs portes. La Salvation Church a ajouté un court sermon de 10 minutes à ses services dominicaux habituels afin d’expliquer les bases de l’Évangile à ceux qui ne les connaissent pas. Mykola Savchuk estime que 20 à 40 nouveaux arrivants ont répondu aux appels à l’autel chaque dimanche. La communauté a toujours mis l’accent sur l’évangélisation, mais il voit que la guerre a renforcé l’urgence de prêcher l’Évangile. « La vie peut s’arrêter à tout moment. Je devais regarder mon Dieu en face : Qu’est-ce que je fais ? »

« C’est un moment très spécial », a déclaré Valeriy Antonyuk, président de l’Union baptiste. « Dans des moments d’épreuves comme celui-ci, nous voyons comment Dieu multiplie sa grâce. C’est difficile. Nous pleurons beaucoup. Mais nous voyons Dieu à l’œuvre […] Nous voyons toute cette moisson. C’est la saison pour semer. »

La guerre a exacerbé le besoin de pasteurs en Ukraine, en particulier ceux qui sont formés aux soins post-traumatiques. Même avant l’invasion, d’après Valeriy Antonyuk, l’Union baptiste aurait eu du travail pour environ 500 pasteurs supplémentaires. Selon lui, le conflit a incité des centaines de jeunes gens — dont beaucoup s’installaient dans les derniers rangs — à s’inscrire dans des séminaires ukrainiens. Le problème est que « les pasteurs ne se forment pas en deux ans ».

Lors d’une réunion stratégique des baptistes à Irpin, environ 200 pasteurs et responsables de ministères venus de tout le pays se sont réunis pour discuter de l’impact de la guerre sur leur travail. Il y avait de la lassitude, mais aussi une grande effervescence : les défis du ministère en temps de guerre sont énormes, mais le ministère ne s’arrête pas pour autant.

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« Tout le monde a peur, mais nous sommes dans le ministère », les a encouragés Antonyuk à la fin de la réunion. « La guerre est une nouvelle réalité. Nous ne savons pas ce qui se passera demain. Mais nous devons tous mourir un jour. Si c’est en 2023 qu’il en soit ainsi. »

Trois jours après la libération de Kherson, Pavel Smolyakov s’est rendu directement à l’église baptiste Calvary. Il avait été évacué à Odessa une semaine après Pâques — après que les médias russes l’aient dépeint comme un trafiquant d’orphelins — et n’était pas revenu à Kherson depuis sept mois.

Le trajet était harassant. Il a dû manœuvrer sa voiture autour de champs de mines et de cadavres gisants dans les rues. Mais les retrouvailles avec sa congrégation ont été joyeuses. Ils se sont embrassés. Ils ont pleuré. Ils ont prié et adoré.

Quand Smolyakov a finalement retrouvé son appartement, il était étrangement calme. Tout était exactement comme il l’avait laissé plus de six mois auparavant : les draps, les tasses, les plis familiers et les bibelots. C’était comme si le temps s’était arrêté à l’intérieur de sa maison alors que le monde extérieur avait changé.

Tous les pasteurs de Kherson — ceux qui sont rentrés et ceux qui ne sont jamais partis — sont « très occupés », rapporte Pavel Smolyakov. En tant que responsable régional, il encourage les pasteurs fatigués, forme les nouveaux et aide les personnes évacuées qui reviennent. Mais ne vous attendez pas à ce que votre Église soit la même, prévient-il. De nombreuses communautés se sont vidées. Les trois quarts des 400 membres de sa propre communauté se sont dispersés en Ukraine et en Europe. Sur six pasteurs, seul Smolyakov est retourné à Kherson.

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Et pourtant. Tout au long de l’occupation, les membres restants de l’Église Calvary se réunissaient encore chaque matin à 10 heures pour prier. Comme les premiers chrétiens d’Actes 2, ils se réunissaient quotidiennement pour rompre le pain, partager leur nourriture et louer Dieu. Et comme dans les Actes, Dieu a ajouté jour après jour à son Église.

Aujourd’hui, 300 nouveaux visages font partie intégrante de la vie de cette communauté. Ce sera un défi lorsque les responsables et les membres reviendront dans un corps d’Église inconnu, anticipe Smolyakov, mais c’est un défi heureux : un rappel réconfortant que l’Église n’a jamais cessé de faire ce qu’une Église doit faire.

L’Église de James à Kherson n’est plus non plus la même qu’avant la guerre. Sur 400 membres, il n’en reste que 50. Les rencontres du dimanche étaient autrefois remplies des rires et des cris de 150 enfants. Maintenant, on en trouve à peine 20. Il ne reste qu’une équipe très réduite, et avec les bombardements russes quotidiens, dit James, ceux qui sont partis « seraient fous de revenir ».

Lors de ma visite, quelques semaines avant Noël, il m’a fait entrer dans le lieu de culte sombre et glacial. Il s’agissait d’un grand auditorium doté de toutes sortes de lumières de scène et d’équipements médiatiques sophistiqués, et même d’un harnais pour des artistes qui flottaient autrefois au-dessus de l’estrade. Aujourd’hui, l’équipe responsable des médias est partie. L’équipe théâtrale s’en est allée. Il n’y a personne pour jouer de la batterie ou de la guitare.

En 2021, l’Église avait offert une spectaculaire représentation de Noël à une salle comble. James n’avait aucune idée du nombre de personnes qui se présenteraient à l’office en 2022. Il devrait peut-être faire passer des chants de louange préenregistrés.

Mais dans l’église tout autour de lui, un autre type de culte avait lieu. Les femmes âgées versaient le riz dans de petits sacs pour le distribuer. Un cuisinier qui avait perdu son restaurant mijotait du chou et de la purée de pommes de terre dans la cuisine de l’église avec sa femme et sa belle-mère. La femme de James était debout toute la journée, passant de l’enseignement à domicile pour ses enfants au service des affamés. Une douzaine de bénévoles formaient une chaîne humaine reliant un camion de livraison à la salle de stockage de l’église, déchargeant des sacs de nourriture donnés par d’autres Églises.

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À l’extérieur, le vacarme des roquettes russes se faisait entendre, si fréquent qu’il s’estompait finalement dans le fond, comme les klaxons de la circulation.

« Les anciens cultes vous manquent-ils ? » demandai-je.

« Non », dit James sans hésiter. « Avant, les gens ici étaient tous déjà croyants. Maintenant, nous voyons de nouvelles personnes qui n’ont jamais entendu l’Évangile. »

James semble à la fois jeune et vieux, vigoureux et usé par le temps. Il a vu et entendu trop de choses au cours de l’année écoulée, mais il est toujours capable d’en tirer une énergie nouvelle — un effet, peut-être, des prières qu’il ne cesse de prononcer.

James rentre en voiture de l’île de Kherson après que les bombardements aient écourté une visite dans une église.
Image: Photographie de Joel Carillet pour CT

James rentre en voiture de l’île de Kherson après que les bombardements aient écourté une visite dans une église.

Dieu sait s’il en a besoin. Un jour, alors qu’il livrait de la nourriture et des biens de première nécessité à un village, un char russe a fracassé plusieurs voitures à l’endroit où il était passé quelques instants auparavant. Il n’a pas osé regarder en arrière, mais a continué à rouler, frémissant de comprendre à quel point sa femme avait failli devenir veuve et ses enfants orphelins.

J’ai pensé à mon propre enfant de sept mois à Los Angeles. « Ne regrettez-vous jamais d’être resté à Kherson ? » demandai-je.

« Des regrets ? Non ! Non ! Jamais ! », m’a-t-il répondu. « Nous sommes sur la ligne de front de Dieu. Nous sommes prêts à rencontrer Dieu à tout moment. »

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À côté de lui, l’un de ses acolytes a lancé une blague, et l’autre a gloussé.

L’expression de James s’est détendue. Ses yeux se sont mis à rire. Il a peut-être été en première ligne, et ce sont peut-être ses derniers jours, mais si le Seigneur le veut, avec son Église à ses côtés, il les vivra avec le sourire.

Sophia Lee est rédactrice internationale pour Christianity Today .

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