La technologie et les machines ont depuis longtemps dépassé l’être humain en matière de force, de vitesse et d’efficacité. Mais ChatGPT, récemment mis en ligne par OpenAI, est un agent conversationnel (chatbot) basé sur l’intelligence artificielle qui, au-delà des précédentes avancées technologiques, semble se rapprocher de l’intelligence humaine d’une manière qui n’a d’égal que dans la science-fiction.

D’une manière générale, ChatGPT peut effectuer une grande partie du travail effectué dans les établissements d’enseignement modernes. Cela a donné lieu à une série d’articles aux titres alarmistes comme « La peur de chatGPT, » « Tout le monde va-t-il devenir un tricheur ? » Ou encore « L’essai universitaire est mort ». Un article récent s’ouvre sur cette prévision inquiétante : « Les professeurs, les programmeurs et les journalistes pourraient tous se retrouver au chômage dans quelques années. »

Face à sa capacité déconcertante à remettre en question les éléments fondamentaux de l’éducation, tels que les devoirs et les rédactions, beaucoup s’empressent de souligner les limites de ChatGPT afin de prouver que le cerveau humain est toujours supérieur à une IA de plus en plus intelligente. Pourtant, si les modèles de dialogue comme ChatGPT présentent encore des lacunes et des bizarreries, ils deviendront sans aucun doute plus « intelligents » et adaptatifs avec le temps.

La capacité de ChatGPT à organiser les informations et les connaissances est un défi pour notre approche de la formation, de l’école élémentaire à l’enseignement supérieur. Plus précisément, la menace de l’IA est proportionnelle à la manière dont nous définissons la formation.

Comme l’écrit Amit Katwala pour le site Wired, l’éducation moderne est souvent structurée pour enseigner aux gens une seule compétence : collecter et transmettre des informations. Et en ce sens, il y a de quoi se faire du souci. Dans la mesure où l’éducation est réduite à l’absorption et à la régurgitation d’informations, des IA comme ChatGPT et d’autres modèles de dialogue adaptatifs continueront à bousculer les humains et à reconfigurer radicalement les fondamentaux des établissements d’enseignement.

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Mais est-ce la bonne façon de caractériser l’éducation ? Est-ce bien là le rôle d’un enseignant ?

Tout comme les craintes concernant l’automatisation et le travail humain révèlent une vision appauvrie de ce qu’est l’humain, les craintes concernant l’intelligence artificielle et l’enseignement révèlent une vision appauvrie de l’éducation. Si l’éducation relève simplement de la transmission d’informations, alors l’IA avancée pourrait très bien sonner le glas de l’enseignement et des systèmes d’instruction traditionnels.

Si, toutefois, les institutions éducatives existent pour offrir un véritable développement de leurs étudiants — leur intellect, leur caractère, leur moralité, leur sagesse, leur jugement, leur prudence, leur esprit de service, leur capacité et leur compréhension unifiée du monde dans lequel ils vivent et de la façon dont ils agissent en son sein (et je pense ici en particulier aux institutions chrétiennes) — les institutions éducatives auront toujours de l’importance pour la société, même dans une société de plus en plus occupée par l’IA.

Dans L’Éthique à Nicomaque, Aristote affirme que le but de l’éducation était d’enseigner à l’étudiant des affections, des désirs et des impulsions bien ordonnés ; recevoir le plaisir et la douleur d’objets appropriés était ce qui constituait une « éducation appropriée ».

G. K. Chesterton renvoie lui à une éducation qui nous donnerait des « normes abstraites et éternelles » pour juger des conditions éphémères. La philosophe française Simone Weil disait que l’éducation vise à former l’attention : voir au-delà du sujet et ordonner nos esprits et nos cœurs à des choses plus élevées.

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Ainsi compris, l’enseignement et l’éducation ne doivent pas être dissociés de leur véritable sens, qui comporte une dimension morale distincte.

« Si nous sommes disposés à juger indépendamment des grandes questions », écrit Wendell Berry dans son essai The Loss of the University, « alors un bon faussaire a tout autant droit à notre respect qu’un bon artiste ». Ou, comme l’éthicienne Martha Nussbaum l’écrit : « Un bon médecin est aussi un bon empoisonneur. »

En d’autres termes, la différence entre un médecin qui sauve des vies et un empoisonneur qui tue, ou entre un artiste compétent et un maître faussaire, ne réside pas dans la possession d’un savoir ou d’une compétence, mais dans sa juste application.

Pour reprendre l’expression de Berry, aborder les « grandes questions » de la vie devrait faire partie de tout programme éducatif complet. L’entreprise d’apprentissage ne consiste pas seulement à optimiser les compétences en vue d’un objectif final ou d’une valeur, mais aussi à hiérarchiser les valeurs.

Oui, les écoles doivent enseigner des compétences techniques, favoriser le potentiel social et économique des élèves et les préparer à constituer une main-d’œuvre dynamique. Mais dans son sens le plus noble, l’éducation n’existe pas uniquement pour la préparation à l’emploi. Il s’agit de fournir aux étudiants un centre unificateur pour les différentes disciplines académiques — transmettre le but que servent les connaissances, les compétences et le savoir-faire.

Voilà une éducation digne de ce nom.

L’ancien président de Google, Eric Schmidt, déclarait qu’en donnant à Google un plus grand accès à vos informations personnelles, le célèbre moteur de recherche pouvait « vous rendre plus intelligent ». Mais Google ou toute autre technologie d’IA adaptative peuvent-ils vous rendre meilleur ? Plus empathique ? Désintéressé ? Vertueux ?

La connaissance ne suffit pas à former la sagesse, le jugement, la prudence et l’excellence morale. On peut être, pour utiliser une expression utilisée autrefois par Molière, un « sot savant ». Ou comme Walker Percy le rappelait, vous pouvez n’avoir que de bonnes notes et « rater la vie ordinaire ».

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Pour cette raison, le professeur Rick Reis de l’université de Stanford considère que les enseignants devraient viser la création d’un « inconfort productif » : susciter la crainte chez les élèves parce qu’ils « ne peuvent pas exprimer clairement […] les valeurs qui guident leur vie, ou parce que leurs valeurs et leurs croyances ne résistent pas à un examen approfondi ».

Sur ce dernier point, une éducation holistique et unifiante en dit long sur les enseignants qui la dispensent. Comme la plupart des gens peuvent en témoigner, les enseignants qui ont un impact ne sont pas simplement des communicateurs intelligents et diplômés capables de transmettre efficacement un concept ou d’enseigner une compétence — ils sont bien plus que cela. Les bons enseignants se soucient de leurs élèves et s’intéressent à eux, mettent en valeur leur potentiel, élargissent leurs horizons imaginatifs et les inspirent.

Bien que certains aient tenté d’utiliser l’IA dans des contextes éducatifs pour créer une communauté empathique, l’IA ne peut pas faire preuve d’empathie comme le ferait un enseignant.

Si les enseignants offrent des modèles relationnels et de compassion pour les élèves — en les attirant dans une histoire plus large, en poussant à un « inconfort productif » obligeant à des jugements évaluatifs et à l’exercice d’une force morale (ce que Robert et Edward Skidelsky appellent « l’éducation des sentiments »), l’IA peut changer la façon dont sont faites les évaluations, mais il est peu probable qu’elle change ce qu’est l’entreprise de l’enseignement.

Il y a quelques années, alors que je faisais mes études supérieures dans un établissement écossais, j’ai eu le privilège d’avoir comme professeur le célèbre bibliste Richard Bauckham. Nous devions rédiger cinq articles pour le semestre, tous notés sur une échelle de 20 points. Les devoirs ne recevraient que rarement, voire jamais, une note supérieure à 18, dans l’idée qu’il n’existe pas d’article « parfait ».

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Mon premier devoir reçut la note de 17,5, soit la note la plus élevée que j’avais reçue dans le programme. À ce moment-là, j’étais convaincu d’avoir « cassé le code » du système d’évaluation britannique et des éléments de rédaction nécessaires pour obtenir une note élevée. À ma grande surprise, cependant, la note de mon devoir suivant était plus basse. La suivante, plus basse encore. Pour tout le reste du semestre, la tendance à la baisse de mes notes se poursuivit.

Lors d’une session d’échanges de fin de semestre avec le professeur, j’ai pris la parole. « J’ai conservé la même qualité d’écriture, le même volume de sources et le même type d’argumentation », ai-je expliqué. « Je répondais aux critères énoncés. J’ai fait ce qui était demandé. Pourquoi mes notes étaient-elles plus basses à chaque devoir ? »

Je n’oublierai jamais la réponse de Bauckham. Après avoir patiemment supporté mon plaidoyer, il m’a calmement déclaré : « Si vous n’avez pas reçu une note favorable sur un devoir, c’est parce que vous ne m’avez pas ébloui. »

À l’époque, j’étais ennuyé. Comment étais-je censé « éblouir » un érudit de renommée mondiale ? Était-ce vraiment sur cela que j’étais noté ?

Aujourd’hui, en tant qu’enseignant, je vois cet échange de manière bien différente. Bauckham ne voulait pas simplement que les étudiants suivent un modèle et reproduisent des informations. Il n’était pas seulement à la recherche de performances. Démontrer sa compréhension et ses compétences était important, mais pas suffisant. Il voulait entendre une voix d’auteur et une originalité qui fasse progresser les connaissances par une argumentation raisonnée.

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L’intelligence artificielle comme ChatGPT et ses futures variantes avancées continueront de susciter à la fois l’émerveillement et la crainte. Mais bien qu’impressionnantes, elles ne peuvent pas éblouir à la manière décrite par Bauckham. Ceci exprime les possibilités qui restent à l’enseignement moderne.

Il y a donc pour moi des raisons d’être encouragé.

Premièrement, la technologie peut être utilisée à des fins bénéfiques. L’intelligence artificielle peut réduire les coûts de l’enseignement. Elle peut élargir l’accès à l’éducation à un plus grand nombre d’apprenants. L’IA peut aider les étudiants à réfléchir à des sujets de recherche ou à envisager d’autres perspectives. Elle peut même être utilisée comme outil pour partager l’Évangile. Mais comme prévient Wendell Berry, les problèmes proviennent de notre « volonté de permettre aux machines […] de prescrire les termes et conditions » de nos vies.

En d’autres termes, l’IA est un bon serviteur, mais un mauvais maître.

Quelque chose d’autre encore m’encourage : l’avenir de l’enseignement. Le développement des capacités de l’IA obligera les institutions à définir, décrire et pratiquer l’enseignement d’une manière qui reflète une vision plus holistique de l’apprentissage formel.

Si les enseignants sont considérés comme des gardiens de l’information, ils sont déjà obsolètes. Si l’éducation se résume à la mémorisation par cœur, à la régurgitation d’informations, au calcul de données et à la démonstration de compétences, elle devra bientôt être radicalement redéfinie.

L’IA ne fera que croître dans sa capacité à assembler les informations avec précision. Mais une éducation holistique offre un enseignement et un apprentissage dispensés par un éducateur empathique qui cherche à situer les connaissances et les compétences dans un contexte plus large et unifié et à évaluer leur juste application.

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Le poète John Keats mettait en garde contre une éducation réductionniste qui « agraferait les ailes d’un ange » ou « détisserait un arc-en-ciel ». Pour cette raison, C. S. Lewis affirme que la tâche d’un éducateur n’est « pas de défricher des jungles, mais d’irriguer des déserts ».

Ce type de formation n’est pas seulement suffisamment robuste pour résister au dynamisme de la technologie, mais il constituera aussi un outil de plus en plus important pour cultiver les esprits, les cœurs et les mains des citoyens de demain (y compris pour ce qui est de notre citoyenneté dans la Cité de Dieu).

Les établissements d’enseignement qui adoptent cette vision seront capables de nous éblouir d’une manière qui ne peut être reproduite artificiellement.

Kevin Brown est le 18e président de l’université d’Asbury.

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