Après avoir vu son mari perdre sa fortune, sa famille et sa santé, Madame Job est à bout. « Tu restes ferme dans ton intégrité », dit-elle à son mari. « Maudis donc Dieu et meurs ! »

Madame Job… Elle en a choqué plus d’un ! Certains commentateurs et prédicateurs ne sont pas tendres avec elle : une femme faible, amère, aigrie, qui pousse son mari à blasphémer, voire carrément un « instrument de Satan », comme le dit Calvin dans l’un de ses sermons sur le livre de Job.

Pourtant, du fait de ma profession d’infirmière, son cri m’évoque une autre souffrance bien réelle, même si elle aussi peine parfois à être entendue : la profonde souffrance des proches du malade.

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« Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis donc Dieu et meurs ! » (Job 2.9) Replaçons un peu les paroles de Madame Job dans leur contexte.

Ces quelques mots sont la seule intervention de la femme de Job qui nous soit rapportée. C’est la seule fois qu’elle apparaît dans ce livre, plutôt long par ailleurs. On ne sait pas grand-chose sur elle. Même son prénom nous est inconnu.

On sait pourtant que c’est la femme du « héros ». Un homme décrit comme « intègre et droit », qui « craignait Dieu et s’écartait du mal » (1.1). Très (très) riche, une dizaine d’enfants, il était « le plus grand de tous les fils de l’Orient » (1.3).

Au moment où commence l’histoire, le narrateur nous le présente clairement comme un homme à la fois respectable et respecté.

On peut donc en déduire que Madame Job est une femme de la haute société, probablement aussi influente que son riche mari. Mère de famille nombreuse, gérante de la maisonnée, elle est habituée à un certain style de vie. On ne connait pas son degré de foi, mais rien ne laisse à penser qu’elle ne respecte pas le Dieu de son mari, et ne suit pas ses pratiques religieuses.

Et soudain, en quelques versets, son mari va perdre coup sur coup ses troupeaux et ses richesses (et avec ça son statut social et son pouvoir), ses enfants, ses serviteurs, et enfin sa santé :

« Alors Satan infligea à Job une douloureuse maladie de peau qui s’étendit de la plante des pieds jusqu’au crâne. Job prit un morceau de poterie pour se gratter, et resta assis au milieu de la cendre. » (Job 2.7-8)

Pour lui, l’expression « pauvre comme Job » ne se limite pas à sa situation financière. Sa souffrance est totale : physique, morale et spirituelle.

Et son épouse est à ses côtés. Au même titre que son mari, elle a sa part de perte à gérer, et un long processus de deuil à parcourir. Elle aussi a perdu ses enfants ! Rien d’étonnant donc à ce qu’elle puisse être révoltée et en colère contre Dieu, comme d’ailleurs Job le sera aussi quelques chapitres plus loin.

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Le « détail » qui la différencie de Job, c’est la maladie. Job souffre dans sa chair. Pas elle. Mais cet élément change beaucoup de choses. Il lui épargne bien sûr certaines souffrances physiques, mais il la place aussi dans une situation similaire à celle de ceux qu’en France nous appelons « aidants » : un membre de la famille (souvent le conjoint ou l’un des enfants) qui devient à la fois infirmier(e), assistant(e) social(e), auxiliaire de vie, accompagnateur, etc.

La chose est en réalité universelle, et on retrouve bien dans la Bible cette culture du soutien familial. Dans le Nouveau Testament par exemple, ce sera chez sa fille et son beau-fils que la belle-mère de Pierre trouvera les soins dont elle a besoin (Lc 4.38-39). Face à de lourdes pathologies, ce genre de situation peut se transformer en un job à temps plein, sans temps mort, 24 h/24 h.

Comme si le tsunami qui vient de heurter sa vie et son couple ne suffisait pas, la femme de Job doit gérer le fait de voir son mari souffrir le martyr, probablement sans rien pouvoir faire pour le soulager. Cette impuissance qui tord les boyaux face à un proche atteint d’une pathologie longue, douloureuse, invalidante, est terrible elle aussi. Elle donne la rage. Contre le monde entier.

« Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis donc Dieu et meurs ! » Quel désespoir, quelle colère derrière ces deux phrases !

Je suis révoltée par le cynisme de certains qui, comme l’original anglais du commentaire biblique de Matthew Henry, ne seraient pas loin de penser que si Satan a tout ôté à Job sauf sa femme, c’est pour lui laisser un tourment supplémentaire. On pourrait de nos jours également soupçonner un intérêt financier de la part de quelqu’un évoquant trop ouvertement la mort d’un proche : la chose est évidemment impossible dans le cas de Madame Job. Son mari a tout perdu. Elle n’a aucun intérêt économique à ce qu’il meure. Elle n’aurait plus aucune perspective.

Dans ses mots terribles, peut-être est-elle simplement une femme impuissante, qui ne supporte pas de voir son mari souffrir autant. Et ça, c’est de l’amour. Maladroit, mal placé, sans recul… Peut-être. Mais de l’amour. Ou au moins de la compassion. Elle le pousserait à mettre fin à ses jours rapidement plutôt que d’agoniser pendant longtemps. Histoire d’en finir.

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Par sa réaction, même difficile à entendre, Madame Job nous pousse à nous pencher sur la question des proches du malade, qui souffrent aussi, mais autrement. Son « mets fin à tes souffrances » exprimerait-il, même maladroitement, quelque chose des émotions complexes qui peuvent parfois les traverser ? Sans préjuger d’un quelconque passage à l’action, pourrions-nous l’entendre ? Il est précieux que les proches du malade puissent aussi être entendus par ceux qui les entourent. Que leurs propos soient ou non aussi radicaux que ceux de Madame Job, eux aussi ont besoin d’être accompagnés.

Ce « mets fin à tes souffrances » m’évoque aussi la question contemporaine de l’euthanasie. Il ne s’agit pas ici de justifier le geste, ni d’en tirer une éventuelle législation (l’euthanasie est interdite en France), mais plutôt d’entendre et comprendre l’émotion qui se cache derrière.

Madame Job est profondément humaine et, à ce titre, ses émotions devraient être entendables.

Job réagit vivement à ce que dit sa femme, comme nous peut-être, mais Dieu, lui, ne fera aucun commentaire à son propos. Dans tout cela, « Job ne pécha pas dans ses paroles », nous dit le texte (v. 10). Dieu ne condamne pas non plus les propos de sa femme, alors qu’il réprimandera sévèrement les amis de Job pour leurs discours (Job 42.7-9).

Je crois possible de discerner dans ce silence et ce non-jugement de Dieu qu’il entend et respecte la douleur de l’aidante principale. Il accueille ses émotions, son humanité et ses limites. Il offre par là peut-être simplement un espace pour la réflexion et ouvre à un autre éclairage sur cette question sensible de la souffrance et de la fin de vie.

Nombreuses sont les questions d’éthique qui suscitent en nous de vives réactions, voire d’immédiates condamnations. Quel que soit le sujet, avant de monter au créneau en brandissant farouchement des interdits et des jugements, ne faudrait-il pas prendre un peu de recul, et essayer de comprendre les émotions qui habitent ceux que nous jugeons si facilement ?

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L’exemple de Dieu dans ce passage a de quoi nous inspirer. Il vaut souvent mieux se taire dans un premier temps plutôt que d’envenimer conversations et relations ; prendre le temps de discerner ce qui se cache derrière certaines positions.

Dans mon travail, je me rends bien compte que lorsque les gens évoquent pour eux-mêmes la possibilité de l’euthanasie, ce n’est que rarement parce qu’ils ont envie de mourir, pas plus que leurs proches n’ont envie de les voir partir.

Ils ont souvent plutôt peur : peur de souffrir, de vieillir, etc. Ou ils souffrent déjà et ont envie que cela s’arrête. La mort apparaît comme la seule solution. Si cette réalité peut être verbalisée, la conversation peut s’orienter autrement, et s’enrichir. On quitte la binarité d’un débat qui ne connaîtrait que « c’est bien » et « c’est mal » pour entrer véritablement dans le vécu de ceux avec qui nous voulons cheminer. Le patient, les proches et le personnel médical ont alors la possibilité d’envisager ensemble d’autres options dans la diversité des formes d’accompagnement de la souffrance et de la fin de vie.

De nombreux textes bibliques, que cela soit dans les Psaumes ou les écrits des prophètes, nous laissent voir que Dieu est prêt à entendre bien des choses, alors même qu’elles titillent nos oreilles et nous dérangent. La souffrance s’exprime parfois violemment, ou dans des termes qui nous heurtent. Qu’il s’agisse des malades ou de ceux qui les entourent, quelle oreille offrons-nous à ceux qui souffrent ? Écouter vraiment, pour essayer de comprendre, ne nous engage pas à cautionner les choix qui pourraient être posés.

Cette brève intervention de Madame Job, la révolte qu’elle exprime, a quelque chose de très humain qu’il nous serait dommageable de rejeter d’emblée. Quoi que l’on en fasse au bout du compte, nous avons besoin de l’entendre, pour mieux comprendre nos propres histoires, et celles de ceux qui nous entourent. Ce livre de Job nous parle de crise, de perte, de deuil, de maladie, des réactions qui s’ensuivent, mais aussi de l’accompagnement par les proches, l’épouse ou les amis dans les moments les plus difficiles.

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Et Dieu ? Malgré son long silence, il est là dans sa grâce, prêt à entendre notre tristesse, notre colère, notre impuissance et notre souffrance.

Mélodie Kauffmann est infirmière en soins intensifs de cardiologie à Strasbourg. Elle suit en parallèle des cours à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (FLTE)

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