Des obus ont ébranlé la capitale soudanaise de Khartoum dimanche, sans aucun signe d’apaisement, même après un mois complet de combats. De l’autre côté du Nil, des hommes armés ont attaqué une Église à Omdurman, blessant un prêtre copte et quatre autres personnes. Selon Reuters, chaque partie en cause rejette la faute sur l’autre et les combats se poursuivent.

Des représentants des factions belligérantes ont été amenés à la table des négociations en Arabie Saoudite pour discuter d’un cessez-le-feu. Jusqu’à présent, aucune des deux parties ne semble disposée à accepter des concessions.

Selon Christopher Tounsel, un historien qui a notamment écrit sur le christianisme au Soudan et au Soudan du Sud, les Églises de la capitale prient avec ferveur pour la fin des violences. Même pour les croyants habitués à vivre dans le péril politique, naviguer à travers le conflit actuel ne sera pas chose aisée.

Les chrétiens prennent-ils parti dans ce conflit au Soudan ?

Un proverbe africain dit que lorsque les éléphants se battent, l’herbe est piétinée. C’est ce que nous vivons.

Tout au long de l’histoire moderne du Soudan, les chrétiens ont été confrontés à des gouvernements qui tentaient d’imposer l’islam comme religion d’État et de leur refuser la liberté de culte. Les chrétiens de cette région ont donc beaucoup réfléchi à ce que signifie être de bons et fidèles citoyens dans des situations difficiles, à ce à quoi ressemble le devoir chrétien envers un État oppresseur.

Mais ils sont maintenant confrontés à ce problème : que signifie rendre à César ce qui appartient à César lorsqu’on ne sait pas s’il y a un César, s’il y a deux Césars, ou aucun qui ait une quelconque légitimité ? Quelle est l’obligation chrétienne ? Patienter ? Partir ? Se battre pour une troisième option ? C’est une question classique qui a été posée dans divers contextes de l’histoire de l’Église, mais elle est urgente au Soudan en ce moment même.

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Comment les chrétiens du Soudan ont-ils répondu à cette question dans le passé ? À quoi ressemble l’éventail des options théologiques ?

Le Soudan est devenu un État indépendant en 1956 et a tenté de forger une nation arabe et islamique. L’Église anglicane a adopté la position selon laquelle Dieu nous appelle à être de bons citoyens d’un État mis en place par Dieu, presque comme une extension de la souveraineté de Dieu, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut rien faire de mal, mais que notre devoir est avant tout d’être de bons citoyens.

Les catholiques étaient d’avis que lorsque l’État contredit la volonté de Dieu, nous sommes appelés à résister ouvertement à l’État. Ils ont participé à des discours antigouvernementaux, imprimé des journaux et des pamphlets, participé à des grèves et, dans certains cas, ont même rejoint des mouvements de résistance armée.

Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de groupes, notamment les pentecôtistes, les témoins de Jéhovah et les Églises coptes égyptiennes et éthiopiennes. Cela signifie qu’il y a plus de personnes qui développent diverses approches.

Au cours de la Deuxième Guerre civile soudanaise, certains ont eu recours à une théologie martiale contre Omar el-Bechir, qui a été au pouvoir de 1989 à 2019. Le combat spirituel a été complètement intégré dans le discours et le récit de l’Exode est devenu très important pour les gens. L’idée d’un Moïse qui nous ferait sortir d’Égypte — de l’oppression — était essentielle à la façon dont de nombreuses personnes ont réfléchi à la sécession et à l’indépendance du Soudan du Sud.

Il y avait aussi cette fascination très profonde pour Ésaïe 18, en raison d’un lien que les chrétiens font avec la prophétie concernant Koush. Dans cette prophétie, Ésaïe parle du peuple de Koush qui connaît une période d’épreuves et de tribulations, mais Dieu finira par les délivrer et ils offriront des présents à l’Éternel sur la montagne de Sion. De nombreux chrétiens soudanais pensent que cette prophétie parle explicitement des chrétiens du Soudan du Sud. Cela a fourni un cadre biblique, voire une impulsion, pour la guerre civile.

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Dans le nord, cependant, on n’a pas entendu de chrétiens réclamer publiquement la destitution d’el-Bechir. L’accent était mis sur les droits de l’homme, et c’est en quelque sorte devenu le thème principal des chrétiens dans le discours public. Il s’agissait des droits humains et de la question de la liberté de religion devant être protégée en tant que droit humain.

Jusqu’à présent, dans ce conflit-ci, je n’ai pas vu beaucoup de théologies ou de lectures partisanes spécifiques des Écritures. La plupart du temps, les gens demandent simplement la prière.

Pour ceux qui ont suivi la situation de près, le conflit actuel est-il surprenant ?

Malheureusement, ce n’est pas tout à fait surprenant. Le Soudan est indépendant depuis 1956 et a connu un gouvernement militaire pendant plus de la moitié de cette période. Il y a eu beaucoup de coups d’État. Pour mémoire, le Soudan a connu un coup d’État en 1958, une révolution en 1964, un coup d’État en 1969, une tentative de coup d’État qui a échoué en 1970, un coup d’État en 1983 et Omar el-Bechir est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État en 1989. Il a ensuite été renversé par un coup d’État en 2019, puis il y a eu un coup d’État en 2021, et maintenant ceci en 2023.

La seule chose qui rend ce moment un peu différent pour les chrétiens est le niveau de destruction et de violence ouverte dans la capitale Khartoum elle-même. Pour les chrétiens, cette situation est d’autant plus préoccupante qu’ils ne constituent qu’une infime minorité au Soudan — seulement 5,4 % de la population totale — mais que c’est à Khartoum que se trouvent la plupart d’entre eux. De ce point de vue, les chrétiens soudanais se trouvent en plein milieu de ce conflit.

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Lorsque el-Bechir a été chassé du pouvoir en 2019, a-t-il semblé, pendant un moment, que quelque chose d’autre pourrait émerger ? Autre chose que plus de militaires, plus d’autoritarisme ?

Oui. Pour les chrétiens en particulier, il s’agissait d’un temps d’espoir. Le gouvernement civil du Soudan avait fait de Noël une fête officielle pour la première fois en dix ans. C’était donc assez important. Après l’installation du gouvernement de transition dirigé par des civils, la nouvelle constitution qui a été signée intégrait techniquement des protections du droit à la liberté de croyance et de culte. Ce n’était que sur le papier, mais cela a suscité quelques espoirs.

Mais en 2023, avant même ce conflit, la réalité pour les chrétiens était très mauvaise. Christianity Today rapportait au début de l’année que le Soudan figurait au dixième rang de l’Index mondial de Portes Ouvertes.

Pour les chrétiens soudanais, le spectre de l’oppression plane toujours. Les deux hommes qui dirigent les deux factions dans le conflit actuel, Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdan « Hemedti » Dagalo, ont des liens historiques avec el-Bechir. Il est parti, mais son spectre plane toujours.

Les deux leaders en lice seraient deux versions différentes de la même chose ?

C’est ça. C’est pour cela que certains chrétiens sont mécontents que les États-Unis et l’ONU les poussent à négocier, car cela pourrait leur donner un certain niveau de légitimité. Cela pourrait mettre fin au conflit, mais ne laisserait pas les chrétiens soudanais dans une meilleure position.

Les négociations en cours semblent se concentrer sur la manière de maintenir ouvertes les portes de l’aide humanitaire. Comment éviter une crise catastrophique des droits de l’homme ? Mais les discussions qui se déroulent actuellement en Arabie saoudite n’ont pas pour objectif de déterminer ce que nous aimerions voir au Soudan à long terme.

La seule option qui n’a pas vraiment été tentée dans l’histoire récente du Soudan est celle d’un gouvernement dirigé par des civils, avec des élections libres et équitables et la liberté de culte. La meilleure voie à suivre est que les civils aient une chance de diriger les choses.

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Est-ce une possibilité réelle ?

Nous disposons d’un précédent très récent où des civils sont descendus dans la rue de manière organisée pour dire « ça suffit ». Si 2019 semble, à certains égards, remonter à une éternité, il ne s’agit pourtant que de quatre ans. Ce n’est pas de l’histoire ancienne.

Sur le long terme, les États-Unis sont aussi investis dans la stabilisation du Soudan en raison de ce que celle-ci signifierait pour cette région qui a vraiment lutté pour établir des démocraties fonctionnelles, et de ce que cela signifierait également pour la politique internationale. Le Soudan et l’Ukraine font partie de la même histoire. La Russie a cherché à limiter l’impact des sanctions en accédant à l’or du Soudan, ce pays joue donc aussi un rôle clé dans la guerre en Ukraine.

Il existe également une diaspora soudanaise dans le monde entier. Il y a une importante communauté en Australie, en Arabie saoudite et même à Omaha, dans le Nebraska. Plus ces voix seront entendues, mieux ce sera.

Je pense qu’il reste aussi une lueur d’espoir aujourd’hui parce qu’il y a encore des organisations civiles au Soudan. Bien que ces deux hommes forts soient en guerre, la société civile au sein du pays n’est pas morte.

Les chrétiens peuvent-ils jouer un rôle dans la construction d’un Soudan meilleur, d’une société qui non seulement n’est pas en guerre contre elle-même, mais qui s’épanouit ?

Pour être tout à fait réaliste, je pense que les chrétiens peuvent jouer un rôle — de Christianity Today à tous les chrétiens qui prient, en passant par les Églises du Soudan et les organisations chrétiennes sur place — en n’acceptant pas que les choses se passent ainsi. Il faut mettre en lumière ce qui se passe, mais ne jamais accepter que les choses soient comme ça en Afrique.

Je crains que les grands médias ne présentent ce conflit à la manière d’un nouvel exemple de l’Afrique comme irrécupérable lieu de corruption et de chaos. En tant que croyants, nous ne sommes pas obligés d’accepter cela.

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