« Vous êtes jeune. Vous pourrez réessayer », me dit le phlébotomiste en me plantant une aiguille dans le bras. Il fait une prise de sang pour des tests qui confirmeront ce que les ultrasons disent déjà : je fais une fausse couche. Je vois bien que le jeune homme tente de me réconforter et je le reçois comme tel. Ce que je ne dis pas, c’est que je ne voulais pas simplement un bébé.

Avant cette troisième grossesse, j’avais dit à mon mari que j’en avais fini. Tout membre supplémentaire qui viendrait s’ajouter à notre famille de quatre personnes ne proviendrait pas de mon corps. C’est donc avec deux jeunes enfants à la maison et dans l’attente de celui que nous voulons accueillir en famille d’accueil que nous apprenons que je suis à nouveau enceinte.

Mon corps me signale très tôt que se prépare ainsi mon troisième enfant, me signifiant de manière intime la présence cachée de ce petit être qui se forme dans mon ventre. Les nausées « du matin » qui durent toute la journée. La fatigue. Le lent resserrement du pantalon autour de ma taille. En me donnant ainsi pour lui, j’apprends à connaître ce bébé comme je l’ai fait avec ses sœurs aînées.

C’est lorsque je commence à avoir de petites pertes de sang et à ressentir des crampes que j’apprends à connaître — et à aimer — ce bébé d’une autre manière, en implorant Dieu avec angoisse. Il m’était déjà arrivé une fois de faire de semblables prières. Cette fois-là, le « Je ne vois pas de battements de cœur… » du médecin avait été rapidement suivi du soulagement d’entendre le petit cœur palpitant d’une enfant qui a aujourd’hui 10 ans. Mais à présent, nulle palpitation n’est à observer.

La lourdeur qui s’installe au fond de moi n’est pas due au fait que je veux un bébé. Je veux ce bébé, mon bébé. Je veux que mon enfant vive.

Mon bébé meurt dans mon ventre au début de mon premier trimestre de grossesse et je ne suis pas préparée au chagrin qui m’envahit. Je ne suis pas non plus préparée à la façon dont je vais lutter pour ressentir que ce chagrin est légitime, même si des sanglots s’emparent de mon corps à l’improviste tout au long de la journée, même lorsqu’une légère dépressions’installe pour des mois, même lorsque j’apprends que je suis à nouveau enceinte.

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Je finirai par comprendre que la chose est courante : les personnes qui font face à une fausse couche ont souvent besoin de s’autoriser à faire leur deuil. Bien que 10 à 20 % de toutes les grossesses connues se terminent par une fausse couche, celle-ci est souvent vécue comme une perte « invisible », qui se produit avant que la famille et les amis ne soient au courant de la grossesse. Traumatismes médicaux, poids de l’absence non voulue d’enfant, tabou social, culpabilité et auto-accusation : nombreux sont les facteurs qui peuvent se conjuguer pour alourdir cette souffrance.

Mais il y a une chose qui rend le deuil particulièrement difficile. C’est le fait de se demander si notre peine est justifiée ; de quoi ou, plus précisément, de qui faisons-nous le deuil ?

Dans les semaines qui suivent ma fausse couche, je ressens une dissonance. Au cœur du deuil, une partie de moi jette un doute sur ma tristesse. La douleur que j’éprouve me dit que j’ai bel et bien perdu un enfant. Mais est-ce vraiment le cas ?

Plusieurs éléments contribuent à cette question. J’ai été influencée plus que je ne le pense par mon environnement culturel, qui considère toute affirmation du statut de personne des bébés à naître au mieux comme un fruit de l’ignorance et au pire comme une nuisance pour les femmes. Compte tenu de la fréquence des fausses couches, certains estiment qu’il est absurde de croire que chacune représente la mort d’une personne. Quelqu’un me disait un jour qu’il ne croyait pas que le paradis serait rempli de fœtus.

J’ai également passé toute ma vie dans des églises et des ministères d’origine asiatique, où des sujets comme la sexualité, l’avortement et les fausses couches sont rarement abordés de manière explicite. En dehors de l’église, la plupart des arguments entendus de la part des mouvements pro-vie faisaient appel aux stades ultérieurs du développement du fœtus. Mais mon bébé n’a jamais ressemblé à ceux que l’on voit sur les affiches des manifestants et, à ma connaissance, il n’a jamais eu de battements de cœur.

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Est-il donc sensé que je pleure la mort d’un bébé que je n’ai connu que par des tests de grossesse positifs, des nausées et un ventre légèrement gonflé ?

Certains diront qu’il importe peu que mon bébé ait été une personne dotée d’une âme. Ils me rassureraient en me disant qu’en fin de compte, c’est ma « conception de la grossesse » et mon attachement personnel au fœtus qui importent, et non une quelconque réalité objective sur la valeur de celui-ci. Mais pour moi, il est impossible d’échapper à la question de la personnalité de cet enfant. Ce que je crois et le réconfort que j’y trouve ont une portée bien plus vaste qu’une simple expérience subjective et le soulagement émotionnel que l’on pourrait espérer y trouver.

L’espérance chrétienne se fonde sur la personne du Christ, brisée non pas dans mon imagination, mais réellement, corporellement, pour moi. Le cœur de Jésus a réellement recommencé à battre dans le tombeau le troisième jour, de même que nos corps seront réellement ressuscités impérissables au dernier jour (1 Co 15.51-54). Le christianisme affirme que l’une des implications de la rupture avec Dieu est la réalité de la mort physique qui m’atteint de l’intérieur et dont je fais l’expérience par les crampes, les saignements et les pleurs : « Mon bébé, mon bébé ». La foi chrétienne m’assure aussi que, tout comme mon chagrin correspond bien à une réalité, il en va de même de mon espérance : le Créateur tient vraiment mon bébé entre ses mains, il le voit et s’en préoccupe, et il l’emmènera au-delà du voile dans l’éternité.

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C’est aussi à travers le chagrin et le réconfort des autres que je trouve la permission de vivre mon deuil.

« Pax me manque », me dit mon mari en employant le nom que nous avons fini par donner à notre bébé. Mon beau-père pleure notre perte. Ma mère me dit que Pax sera toujours son petit-enfant. Les membres de l’église qui espéraient avec nous de meilleures nouvelles déposent maintenant à notre porte des pieds de porc au vinaigre noir, de la soupe de poulet au gingembre et de la bouillie de haricots rouges sucrée — les plats chinois associés à la période du post-partum. Ce faisant, ils reconnaissent le poids que la grossesse a fait peser sur moi. En soignant mon corps, ils soignent mon cœur. Chaque personne qui reconnaît notre perte nous dit : Vous avez raison. Votre tristesse est justifiée.

Si chaque vie humaine commence au moment de la conception et si chaque personne est faite à l’image de Dieu (Gn 1.27 ; Jc 3.9), alors nous qui avons perdu des bébés dans le ventre de leur mère avons raison d’en être attristés.

Mais même dans une église qui affirme que la vie commence à la conception, certaines idées intégrées peuvent subtilement nous empêcher de pleurer avec celles qui font des fausses couches.

Il peut être tentant d’offrir de fausses assurances pour l’avenir (« Tu seras de nouveau enceinte ») ou de proposer des raisons pour lesquelles la fausse couche aurait pu être une bonne chose (« C’est mieux que si le bébé était né avec une maladie génétique »). Il arrive parfois même que l’on malmène les parents en faisant reposer sur eux la responsabilité de ce qui est arrivé (« Tu as désobéi à Dieu » ou « Tu n’as pas pris soin de ton corps »). Ces réactions ne reconnaissent pas la réalité et le poids de notre perte ni le caractère personnel des bébés que nous pleurons.

Si les bébés que nous avons perdus étaient vraiment des bébés, alors les chrétiens doivent pleurer avec ceux qui pleurent (Rm 12.15), avec tendresse et sensibilité pour chaque souffrance individuelle. L’Église doit être résolument pro-vie dans ce domaine. Si nous reconnaissons le statut de personne des enfants dans le ventre de leur mère, nous ne sommes pas simplement appelés à nous opposer à l’avortement, mais aussi à nous associer à la douleur de celles et ceux qui souffrent de la perte d’une grossesse, qu’elle qu’en soit la raison.

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Nombreuses sont celles qui, parmi nous, ont perdu un bébé à cause d’une fausse couche ou ont vu leur enfant mort-né. D’autres ont le cœur brisé à cause de bébés perdus à la suite d’avortements, ceux qu’elles n’ont pas pu empêcher ou qu’elles ont choisis et regrettent aujourd’hui. Dans une culture qui compatit à la perte d’une grossesse, mais ne reconnaît pas la plénitude de ce qu’elle implique, les chrétiens peuvent faire la différence dans l’accompagnement de cette souffrance. Nous disposons d’une base solide pour offrir réconfort, espoir et guérison.

Dans les semaines et les mois qui ont suivi ma fausse couche, j’ai pu échanger avec d’autres femmes qui avaient vécu une expérience semblable. Certaines sont des femmes âgées qui, dans leur pays d’origine, n’ont pas grandi dans le contexte d’un enseignement chrétien sur les débuts de la vie. Nombre d’entre elles n’avaient jamais entendu quelqu’un leur affirmer que les bébés qu’elles avaient perdus étaient des personnes. Pour moi comme pour elles, il y avait donc quelque chose de thérapeutique à pouvoir aujourd’hui parler ouvertement de ces enfants.

« Moi aussi j’ai un enfant au ciel », m’a dit une mère. « Tu crois vraiment que ton enfant est avec Dieu ? », m’a demandé une autre. Elle m’interrogeait à propos de Pax, mais elle pensait à sa propre tristesse, aux bébés qu’elle me dira plus tard qu’elle avait aussi perdus.

Est-ce que je crois que mon bébé est avec Dieu ? Oui, lui ai-je répondu sans hésiter. Je le crois.

Faith Chang est l’autrice de Peace over Perfection: Enjoying a Good God When You Feel You’re Never Good Enough. Elle est membre de la Grace Christian Church de Staten Island et du comité de rédaction du réseau SOLA.

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