Une rivière traverse la propriété de mes parents. Elle est la toile de fond d’innombrables souvenirs heureux. Chaque fois que je rentre chez moi, je vais marcher jusqu’au bord de l’eau, la visitant comme l’on visite un vieil ami très cher.

Mais parfois, ma rivière bien-aimée devient dangereuse et destructrice. En cas de crues ses flots gonflés projettent des débris à la manière d’une tornade. Un jour, la rivière a même inondé la maison de mes parents, bien qu’ils vivent à des centaines de mètres en amont de celle-ci. Des gens ont été emportés par cette eau déchaînée et se sont noyés.

La différence entre la rivière que j’aime, un endroit tranquille qui palpite de vie et de vitalité et qui nourrit toutes les terres environnantes, et la rivière qui détruit, apportant le chaos et la terreur dans son sillage, ce sont tout simplement ses rives. La rivière devient dangereuse lorsqu’elle déborde de ses rives, mais à l’intérieur de celles-ci, toute la puissance de ses sources profondes et souterraines est dirigée pour susciter vie et joie. Le mouvement et le caractère changeant de cette eau, la façon dont elle n’est jamais la même d’un jour à l’autre ou d’une saison à l’autre, font partie de sa beauté. Mais toute cette fluctuation ne trouve un telos, un but et un destin, que dans le cadre stable de berges solides.

Nos courants émotionnels changeants, joie, tristesse, colère, désir, sont très semblables à cette rivière. Les émotions humaines sont de bonnes choses, nécessaires, belles et même nourrissantes. Certains mouvements au sein du christianisme mêlent subtilement l’Évangile et le stoïcisme, présentant les émotions comme menaçantes ou profanes. Ils finissent par élever la raison et une froide piété au-dessus de tout. Mais en réalité les Écritures montrent clairement que les émotions sont une partie vitale de ce qu’est l’intégrité, et même la sainteté.

La philosophe Martha Nussbaum écrit que les émotions nous donnent de vraies informations sur le monde et sur nous-mêmes. Elle les appelle « cognitions à chaud » — les émotions ne sont pas irrationnelles, mais plutôt informatives. Elles nous montrent ce que nous apprécions. Elles nous apprennent à vivre. Apprendre à admettre, à observer et à nommer nos émotions change notre vie intérieure, laissant place à l’étendue de la sagesse humaine, à la peur et à la tristesse, mais aussi à l’amour, à la beauté et à la bonté.

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Mais les émotions peuvent aussi devenir des forces destructrices si elles débordent — si elles prennent le dessus sur tout le reste, déterminent le cours de notre vie, dictent nos réponses aux autres ou deviennent trop centrales et apparaissent comme la seule chose vraie ou réelle de notre expérience de la vie.

Alors, comment rester présents à notre vie intérieure sans être emportés par ce que nous ressentons à chaque instant ? Et comment pouvons-nous, en tant que chrétiens, présenter tout notre être, y compris notre vie émotionnelle, à Dieu ?

Les Écritures nous offrent une méthode : prier les Psaumes. Les Psaumes ont été le premier livre de prières de l’Église. Nos frères et sœurs chrétiens les plus lointains pratiquaient la prière principalement en mémorisant et récitant quotidiennement les Psaumes. Adopter cette pratique en tant que communauté, année après année pendant des millénaires, dans presque toutes les langues et en tout lieu sur terre, apprend à notre Église, à la fois individuellement et en tant que peuple, à rester ouverte à chaque émotion humaine complexe. Lorsque nous prions les Psaumes, nous apprenons à célébrer et nous apprenons à nous lamenter. Nous apprenons à être honnêtes avec Dieu quant à notre colère et nos péchés. Nous apprenons à pleurer un deuil et à douter. Nous apprenons à admettre notre honte et exprimer notre gratitude.

La prière continue des Psaumes nous permet de présenter tout notre être devant Dieu avec honnêteté, authenticité et transparence émotionnelle. Jean Calvin écrit que les Psaumes font « l’anatomie de toutes les parties de l’âme ». Il poursuit en disant qu’il n’y a pas d’émotion humaine qu’« on puisse trouver en nous-même dont l’image ne se refléterait pas dans ce miroir. Toutes les peines, tous les chagrins, toutes les craintes, toutes les appréhensions, tous les espoirs, tous les soucis, toutes les anxiétés, bref toutes les émotions troublantes dont l’esprit des hommes a l’habitude d’être agité, le Saint-Esprit les a représentés ici exactement ». Lorsque nous sommes dans la tristesse la plus profonde, nous pouvons faire nôtre la parole du psalmiste : « Je suis accablé de troubles et ma vie approche de la mort. Je suis compté parmi ceux qui descendent dans la fosse ; je suis comme un homme sans force » (Ps 88.3-4). Lorsque nous sommes remplis de joie, nous pouvons prier : « Acclame l’Éternel, ô terre tout entière ! » (Ps 100.1)

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Les Psaumes nous apprennent à exprimer nos émotions à Dieu. Il est vital d’apprendre cela. Dieu n’est pas un père froid et distant qu’il faut approcher avec un aplomb impeccable et une obéissance glaciale. Les Psaumes nous mettent au défi de présenter à Dieu nos besoins les plus profonds, nos désirs, nos ressentiments, nos peines, nos chagrins et nos joies. Et ce faisant, nous apprenons à admettre la vérité sur nous-mêmes.

À une époque où nous courons souvent de distraction en distraction, noyant à la fois la douleur et la joie dans nos débats d’actualité, retweets et occupations sans fin, les Psaumes nous appellent à aller au fond des choses : au plus profond de la personne humaine, au plus profond de la douleur et de la joie, et au plus profond de notre connaissance de Dieu.

Mais réfléchir, mémoriser et prier les Psaumes nous aide également à trouver des berges qui dirigent nos émotions loin du culte de soi ou du narcissisme et plus près de Dieu lui-même. La pratique de la prière des Psaumes nous enseigne au fil du temps que, tout comme notre esprit et notre volonté, nos émotions ont besoin d’être disciplinées. Ce langage émotionnel dans les Écritures nous enseigne l’honnêteté et centre nos passions sur Dieu et son œuvre dans le monde. Prier les Psaumes nous permet de situer notre propre histoire — et la joie, la perte, la lutte et l’émerveillement dans notre propre vie — dans la grande histoire de la rédemption de Dieu.

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La prière des Psaumes ne nous apprend pas seulement à exprimer nos émotions à Dieu ; cette pratique façonne aussi nos émotions. Elle donne un cadre aux puissants courants de nos cœurs. Comme le lent processus de l’érosion, prier tout le psautier au fil du temps, encore et encore, forme le paysage de notre vie intérieure. Les Écritures agissent en retour sur nous, par la prière, pour déterminer ce que nous croyons et comment nous réagissons aux choses que nous ressentons. Cela fait de nous ce que nous sommes et façonne ce que nous adorons. Bref, la prière des Psaumes nomme ce que nous ressentons, mais elle transforme aussi qui nous sommes.

Dans Rejoicing in Lament, (« Se réjouir dans les lamentations ») J. Todd Billings écrit : « Prier les Psaumes amène notre cœur tout entier devant la face de Dieu, réorientant notre propre vision vers Dieu et ses promesses. … Les Psaumes nous sont donnés par Dieu pour guider notre prière et nous transformer de plus en plus dans notre identité en Christ, en tant que membres du corps du Christ ». En fin de compte, lorsque nous prions les Psaumes, nous les prions dans et avec le Christ. Jésus lui-même a appris, étudié et prié les Psaumes. Il a cité les Psaumes plus que tout autre livre de l’Ancien Testament, et à sa mort, les Psaumes étaient sur ses lèvres (Mt 27.46).

En fin de compte, toutes nos émotions et chaque expérience de notre vie peuvent être prises par Dieu et utilisées comme matière première avec laquelle il nous transforme en personnes qui vivent comme ses bien-aimés. « En et par Jésus-Christ », écrit Billings, « auquel les chrétiens ont été unis par le Saint-Esprit, nous pouvons louer, implorer, nous lamenter. » Et grâce à cette pratique, nous découvrons que nos expériences et les émotions que nous ressentons — toutes nos pertes, nos joies, nos peines, nos colères, nos désirs et notre bonheur — ne sont pas l’histoire la plus fondamentale et la plus déterminante de nos vies.

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Lorsque nous reprenons les Psaumes dans la prière quotidienne, nos propres histoires — pleines à la fois de splendeur et de douleur, d’épreuves et de beauté — trouvent des rives et une direction. Nous sommes honnêtes à l’égard des réalités changeantes de notre vie intérieure et, par cette pratique de la vulnérabilité, nous prions les Psaumes avec Jésus et entrons dans la réalité plus vaste de qui est Dieu et de ce qu’il a fait.

Et c’est cela le rôle des rives. Elles ne sont pas principalement un moyen de contrôle. Leur objectif n’est pas simplement de limiter ou d’enfermer. Les rives sont ce qui permet à une rivière de couler dans la direction où elle doit aller. Les rives sont ce qui permet à un fleuve d’atteindre sa fin, son but ultime, son telos. De la même manière, ces prières des Psaumes permettent à notre vie intérieure, avec tous ses courants et rebondissements variés, de trouver son estuaire, vers la mer rugissante de l’amour de Dieu.

Tish Harrison Warren est pasteure dans l’Église anglicane en Amérique du Nord. Elle est l’autrice de Liturgie de la vie ordinaire (Excelsis, 2018) et Prier au sein des ténèbres (Excelsis, 2022).

Traduit par Valérie Doerrzapf

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