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Le Soudan est toujours en guerre. Une alliance évangélique vient d’y naître

Le responsable de l’alliance évangélique nouvellement créée évoque la situation de son pays, sa fuite de Khartoum et la pression exercée sur lui pour qu’il choisisse un camp.
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Le Soudan est toujours en guerre. Une alliance évangélique vient d’y naître
Image: Luis Tato/Contributeur/Getty
Des réfugiés fuyant la guerre civile au Soudan arrivent dans un centre de transit au Sud-Soudan.

Gaza et l’Ukraine attirent une grande partie de l’attention internationale. Le Soudan est cependant ravagé depuis un an par la guerre civile. Près de 16 000 personnes ont été tuées et 8,2 millions ont fui leur domicile, dont 4 millions d’enfants. À l’échelle mondiale, ce sont là des chiffres records en matière de déplacements internes.

Les Nations unies ont déclaré que « la pire crise alimentaire au monde » était imminente, avertissant qu’un tiers des 49 millions d’habitants du Soudan était touché par une très grave insécurité alimentaire et que 222 000 enfants risquaient de mourir de faim dans les semaines à venir. Pourtant, un plan international d’intervention d’urgence, approuvé par les agences des Nations unies, notamment le Programme alimentaire mondial dirigé par l’Américaine Cindy McCain, n’est financé qu’à hauteur de six pour cent.

Les chrétiens soudanais ont l’impression que « tout le monde s’en fiche ».

Cinq ans plus tôt, ils nourrissaient de grands espoirs. En 2019, une révolution populaire renversait le dictateur Omar el-Bechir, poursuivi pour crimes de guerre contre son peuple. Le nouveau gouvernement civil avait abrogé la loi contre l’apostasie, éliminé les éléments islamistes de l’administration et mis en œuvre d’autres réformes démocratiques. Mais en 2021, le général de l’armée, en coopération avec le chef des Forces de soutien rapide (FSR) — un groupe paramilitaire dépendant du gouvernement et accusé des atrocités commises au Darfour — a déposé le Premier ministre.

Les négociations ultérieures avec les responsables civils portaient sur une fusion des deux forces armées, mais aucun des deux généraux ne pouvait se satisfaire des conditions proposées. On ne sait pas exactement qui a tiré le premier coup de feu le 15 avril de l’année dernière, mais c’est à Khartoum, la capitale, que le conflit a explosé. Une grande partie de ce pays du nord de l’Afrique est aujourd’hui une zone de guerre.

Pourtant, malgré cette situation dramatique, une alliance évangélique s’est formée et associée à deux organismes régionaux.

Rafat Samir, secrétaire général de cette nouvelle Alliance évangélique du Soudan, a été le témoin direct de la flambée de violence qui frappe le pays. Résidant actuellement en Égypte, il a cependant supervisé le dialogue entre son propre synode évangélique presbytérien et l’Église soudanaise du Christ, faisant la navette entre quelques lieux préservés de son pays d’origine et l’Éthiopie voisine.

Au début du mois, ces dénominations qui, selon Rafat Samir, représentent au moins 75 % des évangéliques soudanais, se sont affiliées successivement aux associations régionales de l’Alliance évangélique mondiale (AEM) pour le monde arabe et pour l’Afrique subsaharienne. Les catholiques, les anglicans, les coptes orthodoxes et diverses confessions protestantes représentent environ 4 % de la population du Soudan, qui se classe au huitième rang de l’Index mondial de persécution de Portes Ouvertes.

Nous avons interviewé Rafat Samir. Il nous parle de l’impact de la guerre civile sur l’Église, des raisons de la double appartenance de son alliance au sein de l’AEM et de pourquoi son seul espoir réside en Dieu :

Où étiez-vous le 15 avril de l’année dernière ?

Ma maison se trouve dans le quartier de Bahri, où l’armée et les FSR ont des bases. Les canons antiaériens tiraient juste en face de la fenêtre de ma chambre, avec des campagnes de bombardement matin et soir. Les services de fourniture d’électricité et d’eau ont été coupés. Comme c’était le ramadan, je suis sorti un jour au coucher du soleil pour trouver de la nourriture, pensant qu’il y aurait une accalmie dans les combats. Une balle ne m’a manqué que de quelques centimètres.

Je voulais fuir immédiatement, mais mon frère préférait attendre, car nous avons déjà été témoins d’affrontements et il pensait que ceux-ci prendraient fin au bout de quelques jours, comme par le passé. Des corps gisaient dans les rues et nous les avons recouverts de sable pour supprimer l’odeur. Mais après avoir enduré ces conditions difficiles avec sa femme et ses deux filles pendant 15 jours, mon frère a accepté de partir lorsqu’une bombe a frappé la maison voisine.

Comment vous êtes-vous échappé ?

Nous avons cherché pendant trois jours un véhicule pour sortir de la ville et avons finalement dû payer 500 dollars pour parcourir seulement deux kilomètres. Nous avons ensuite négocié l’utilisation d’un petit bus avec 40 autres personnes pour nous emmener à la frontière égyptienne, mais le chauffeur a augmenté le prix à notre arrivée pour le porter à 10 000 dollars au total. Nous n’avions de place que pour nos documents personnels. Nous avons laissé tout le reste derrière nous.

Mais quitter Khartoum ne pouvait se faire qu’au moment choisi par Dieu.

La bataille faisait toujours rage et les bombes barils avaient endommagé la route qui mène à la sortie de la ville. Un bus précédent avait été arrêté par les FSR, qui ont tué les passagers et leur ont volé leur argent. Nous avons appris qu’un autre bus avait subi le même sort à un poste de contrôle de l’armée. Nous avons eu de la chance : les soldats n’ont fait que fouiller notre véhicule à la recherche d’armes et n’ont demandé qu’un pot-de-vin pour nous laisser poursuivre notre route.

Une famille que nous connaissions dans la ville avant la frontière égyptienne nous a offert un endroit où dormir et de l’eau courante. Mais le lendemain, la frontière était tellement encombrée qu’il nous a fallu trois jours pour la franchir. Certains ont dormi dans la mosquée, d’autres sous les quelques arbres qui étaient là. Lorsque je suis finalement arrivé à Assouan, un ami égyptien m’a accueilli et m’a ouvert une place dans la pension de l’hôpital de la mission allemande. En me voyant, il s’est mis à pleurer.

Je ne savais pas pourquoi jusqu’à ce que je m’installe enfin et que je me regarde dans le miroir.

Où sont les autres personnes liées à votre église ?

Notre église de Bahri compte plus de 100 membres. Les personnes qui s’y étaient réfugiées ont été battues par les FSR lorsque celles-ci ont attaqué notre bâtiment et elles ont dû fuir. Beaucoup sont partis en Égypte, d’autres en Éthiopie, au Tchad, dans la région des monts Nouba ou au Sud-Soudan. Mais là, la vie est chère, alors plusieurs ont continué vers l’Ouganda. Quelques-uns sont restés au Soudan, mais louer un logement dans le pays est également coûteux et, pour ceux qui ont des enfants, il n’y a pas d’école.

Même une bouteille d’eau peut coûter jusqu’à 10 dollars.

Tout le monde tente de faire le maximum d’argent dans cette crise. En gros, les gens sont allés là où ils avaient de la famille, où ils pouvaient trouver du travail ou obtenir un visa. Mais en dehors de Khartoum, la plupart des églises fonctionnent encore. Ils n’ont pas l’esprit tranquille, mais ils n’ont pas la possibilité de partir. Les évangéliques ne font pas partie de l’élite. La plupart des croyants viennent de zones de guerre au Soudan. Nombre d’entre eux n’ont pas de documents de voyage et, même s’ils peuvent travailler et manger, ils restent pauvres.

Les membres de l’Église du Christ sont presque tous originaires des monts Nouba, une région qui était en guerre avec le gouvernement. Les presbytériens sont également majoritairement des Noubas, dont 20 % sont originaires du Sud-Soudan et 20 % de différentes autres tribus. Je suis d’origine égyptienne. D’autres viennent du Darfour ou du Nord arabe.

Comment gérez-vous cette diversité ?

L’identité est un problème majeur au Soudan. Notre pays est africain, mais nous parlons arabe. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes affiliés aux deux alliances régionales de l’AEM. Si vous parlez d’« Arabe » à des habitants des Monts Nouba ou du Sud-Soudan, ils pensent à des gens qui ont tué leurs familles, violé leurs filles et essayé de les islamiser. Mais dans le nord du pays, l’Arabe peut être un ami, un proche et une personne que l’on aimerait amener à Jésus.

Lorsque nous avons commencé à tendre la main aux musulmans, certains habitants du sud se sont opposés à cette démarche : Nous ne voulons pas les voir au paradis, ils ne méritent pas le salut. Je peux comprendre ces sentiments. Certaines de nos communautés fonctionnent sur la base de leur identité tribale et refusent de parler arabe.

Pendant longtemps, nombreux sont ceux qui auraient voulu décrire notre pays comme une république arabe. Nous faisons partie de la Ligue arabe, mais lorsque nous avons besoin de l’aide de l’Afrique, nous commençons à nous penser plus Africains. Mais en fin de compte, nous sommes des Africains qui parlent arabe, multiethniques dans notre composition tribale.

Le Soudan est un pays de mélanges — certains sont originaires du Yémen et de l’Afrique de l’Est — et la plupart d’entre nous ont des origines mixtes. Seuls les Monts Nouba et quelques autres endroits connaissent une réalité différente. Nous étions même un pays chrétien jusqu’au 14e siècle. Au 19e siècle, un mouvement apocalyptique musulman a tué de nombreux chrétiens et en a forcé d’autres à se convertir à l’islam.

Des missionnaires presbytériens sont arrivés en 1899. Ils ont créé les premières écoles pour filles et développé l’agriculture et la formation professionnelle. L’Église du Christ a été fondée en 1920 et est aujourd’hui la plus grande dénomination évangélique. Mais le Soudan n’est ni un pays musulman ni un pays chrétien, tout comme il n’est ni entièrement arabe ni entièrement africain.

Nous avons rejoint l’Alliance évangélique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord parce que nous parlons arabe et que nous sommes confrontés à des problèmes similaires liés à l’islam et à la discrimination de la part du gouvernement. Nous avons rejoint l’Association des évangéliques en Afrique parce que nous sommes confrontés aux mêmes problèmes d’identité ethnique. J’ai vérifié auprès de la direction régionale de l’AEM : il n’y avait pas de problème à appartenir à deux alliances.

Comment l’Église a-t-elle pu apporter son aide à la population ?

Nous avons surtout aidé les gens à s’échapper et à trouver un abri.

Nos écoles de Wad Madani (à 160 km au sud-est de Khartoum) ont accueilli des familles et leur ont fourni des repas de base et des soins post-traumatiques. Toutes les maisons sont remplies de personnes déplacées de Khartoum, mais lorsque la guerre a atteint cette région, beaucoup ont été déplacées à nouveau vers l’est, vers d’autres villes et vers Port-Soudan. Nous avons également aidé 15 croyants d’origine musulmane à fuir à l’étranger, car ils n’auraient pas été bien accueillis dans leurs villages d’origine.

Nous n’avons pas reçu beaucoup d’aide de l’extérieur. Une grande partie du travail est financée par nos propres ressources. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas été en mesure de faire beaucoup de travail d’assistance. Nous prions et essayons de donner de l’espoir aux gens. Nous les exhortons à demeurer sel et lumière et à tenir leurs enfants à l’écart des combats. Le moyen le plus simple de gagner de l’argent est de s’engager dans l’armée ou dans les FSR et de participer au pillage.

Nous ne vivons clairement pas au temps de la raison ou de la sagesse. Ce sont les balles qui parlent.

Les églises ont-elles une opinion politique sur la guerre ?

Seulement que nous ne soutiendrons jamais la guerre. Nous voulons la paix.

La semaine dernière, des fonctionnaires m’ont demandé de faire une déclaration en faveur de la guerre. Je leur ai dit qu’il ne s’agissait pas de l’armée ou des FSR, mais de vies humaines. Nous ne pouvons pas soutenir le meurtre et la destruction.

Ils se sont donc tournés vers les mêmes chrétiens qu’ils utilisaient contre nous à l’époque de Bechir, qui appartenaient à son parti politique et usurpaient la direction de nos conseils d’église. Ils ont pris de belles photos avec le général de l’armée.

Les FSR vous ont-ils également contacté ?

En tant qu’évangéliques, les deux camps nous détestent. Ils ont brûlé nos églises. Nous savons comment les FSR ont tué les nôtres dans les Monts Nouba et au Darfour. Même lorsqu’elles étaient associées au gouvernement postrévolutionnaire, nous n’avions pas de liens avec elles. J’ai rencontré les chefs de l’armée par le passé, ainsi que notre Premier ministre civil et son cabinet. Mais nous n’approchons pas les FSR.

Nous sommes clairs sur le fait que nous défendons la vie.

Des organes de sécurité ont également approché l’Église du Christ, qui est confrontée aux mêmes problèmes que nous. Nous détourner d’eux pourrait nous mettre dans une position difficile par la suite. Mais nous ne pouvons pas mentir. Nous ne pouvons pas oublier qui nous sommes en Christ.

Qu’aimeriez-vous dire à ceux qui ne sont pas au Soudan ?

La communauté internationale fait preuve d’un étrange silence. La Ligue arabe ne nous aide pas. Même en Égypte, les gens nous demandent si nous sommes toujours en guerre civile. Nos problèmes ne sont pas traités par les grandes chaînes d’information et personne ne prête attention aux nouvelles du Soudan.

L’Église a l’impression que personne ne s’intéresse à elle.

Personne ne se lève pour dire : Arrêtez la guerre. Nous n’entendons pas que les gens prient pour nous. Nous ne voyons pas de déclarations des Églises d’autres pays pour nous soutenir auprès de leurs gouvernements.

Aux Soudanais de l’étranger, je dis : Installez-vous, il vous faudra un certain temps avant de pouvoir revenir. Ils ne sont pas en paix, mais je leur dis d’attendre que Dieu intervienne et d’éviter d’être négatifs à l’égard de leur pays. En fin de compte, beaucoup reviendront et apporteront avec eux les fruits de leur vie dans d’autres pays. D’autres resteront et pourront nous soutenir de là où ils seront.

Mais nous sommes tous des étrangers dans ce monde, comme Abraham, vivant sous des tentes.

Gardez-vous l’espoir en Dieu ?

Nous ne le perdons jamais — nous savons que Dieu est bon.

Le Deutéronome nous apprend qu’il peut transformer une malédiction en bénédiction. D’après Ésaïe, nous savons qu’il peut transformer les larmes en joie. Et d’après l’épître aux Romains, nous savons qu’il fera en sorte que toutes choses concourent au bien.

Comme avec le lion de Samson, d’une carcasse il peut faire sortir quelque chose de doux.

C’est le seul espoir que nous ayons. Nous savons que la situation actuelle n’est pas la fin. Dieu agit, nous sommes en vie et nous parvenons à manger à notre faim. Tout cela est une bénédiction de sa part.

Mais nous ne pouvons rien faire d’autre que d’attendre que Dieu agisse.

[ This article is also available in English and العربية. See all of our French (Français) coverage. ]

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