Le 7 octobre 2023, juste avant le lever du soleil, dans leur appartement de Jérusalem, Kay, la femme de Salim Munayer, le réveille en le secouant. Son téléphone portable émet sans cesse des alertes.

« WhatsApp devient fou », lui dit-elle.

Salim prend son téléphone. Sa famille élargie rapporte avec anxiété avoir entendu des sirènes de raids aériens. La chose n’est pas rare en Israël, et souvent de courte durée. Mais cette fois-ci, les alarmes ne cessent pas de retentir.

Il ne faudra pas longtemps pour apprendre ce qui se passe : les militants du Hamas de Gaza lancent des milliers de roquettes sur Israël. Au sol, ils ont franchi la frontière et massacrent des centaines de civils. Salim Munayer se réveille face à l’attaque terroriste la plus sanglante de l’histoire de son pays.

Il saute du lit et court réveiller ses fils.

Daniel Munayer, le deuxième fils de Salim, se souvient de son père entrant en trombe dans sa chambre et criant : « Daniel, c’est en train de se passer. » « C’est la guerre. »

Daniel a pris sa tête entre ses mains. « Oh, Seigneur, aie pitié. Seigneur, aie pitié. »

Salim, 68 ans, est le fondateur de Musalaha, une organisation chrétienne de promotion de la paix qui s’efforce de rétablir des relations entre Israéliens et Palestiniens en s’appuyant sur ce qu’elle considère comme des principes bibliques de réconciliation. Daniel, 32 ans, en est le directeur général.

Fondée en 1990, Musalaha est la plus ancienne et la plus connue des organisations chrétiennes de promotion de la paix en Israël et en Palestine. Son nom signifie « réconciliation » en arabe et, depuis plus de trente ans, son approche religieuse la distingue des groupes laïques de promotion de la paix.

Aucun des Munayers n’a été surpris par l’attaque du Hamas contre Israël, bien qu’ils n’aient jamais prévu la sophistication et la brutalité du massacre de près de 1 200 Israéliens ou la force dévastatrice de la réponse militaire d’Israël qui a fait plus de 30 000 victimes à Gaza, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Depuis des années, Salim met en garde : « Nous vivons dans un statu quo qui est violent. Si vous ne travaillez pas pour la paix tous les jours, le prix de la guerre sera sévère. »

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Il y a un an, dans une tribune adressée aux chrétiens, Daniel écrivait dans le Jerusalem Post : « Ne vous laissez pas tromper par les cessez-le-feu. Les ingrédients d’un nouveau cycle de violence sont toujours présents. Ce n’est qu’une question de temps. »

Les gens se sont bouché les oreilles. Même Kay commençait à en avoir assez d’entendre toujours les mêmes avertissements. « Vous ne cessez de dire que la situation est insoutenable, mais les choses ne changent toujours pas », disait-elle à Salim.

Au lieu de cela, la situation empirait : le gouvernement israélien s’orientait de plus en plus vers la droite, le pays se divisait sur la politique du Premier ministre Benjamin Netanyahou et Israël renforçait ses relations avec un nombre croissant de pays arabes. Il était clair que les besoins et les demandes des Palestiniens ne figuraient pas sur la liste des priorités d’Israël.

Le 7 octobre a éloigné de nombreux Israéliens du processus de paix. Pourtant, les Munayers considèrent que le travail de Musalaha est plus important que jamais. La preuve se trouve dans les décombres, disent-ils : le rétablissement de la paix et la réconciliation ne sont pas seulement importants, ils sont indispensables. Mais Musalaha prêche la paix et la réconciliation depuis plus de 30 ans. Une telle organisation peut-elle apporter quelque chose de nouveau aujourd’hui, alors que les relations entre Israéliens et Palestiniens sont plus mauvaises qu’elles ne l’ont jamais été et que le mot réconciliation est honni par beaucoup de part et d’autre ? Des efforts comme les leurs sont-ils encore pertinents ?

J’ai passé une semaine en Israël et en Cisjordanie à rencontrer des chrétiens palestiniens et des juifs messianiques : pasteurs, animateurs de jeunesse, responsables de Jeunesse en mission (JEM), guides touristiques, avocats et étudiants. Nombre d’entre eux ne sont pas des militants professionnels de la paix, mais tous, d’après ce que j’ai pu constater, prennent au sérieux les paroles de Jésus dans le Sermon sur la montagne et s’efforcent de donner corps à l’une d’entre elles en particulier : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés enfants de Dieu ! » (Mt 5.9, NFC)

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Le problème, c’est que j’ai demandé à plus d’une vingtaine de personnes ce que signifie le rétablissement de la paix et que j’ai obtenu plus d’une vingtaine de réponses différentes. C’est le casse-tête israélo-palestinien : d’une manière générale, pour les Juifs, la « paix » signifie la sécurité et la protection durables d’Israël ; elle signifie l’écrasement du Hamas, même au prix d’importantes pertes humaines. Pour les Palestiniens, la « paix » signifie la récupération des terres et de la dignité perdues après la création de l’État d’Israël. Il s’agit de lutter pour l’égalité des droits et des libertés, ce qui, pour beaucoup, implique de soutenir le Hamas, au prix également d’importantes pertes humaines.

Avant même le 7 octobre, ces deux camps s’opposaient de plus en plus. C’est une réalité qui hante depuis longtemps les dirigeants de Musalaha. Comment rechercher la paix si l’on ne sait même pas à quoi elle ressemble ?

Salim Munayer a appris deux règles en grandissant dans l’ancienne ville de Lod : n’oubliez pas votre histoire. Mais n’en parlez pas. « Avant, c’était ma maison », lui dit un jour son père en lui montrant un bâtiment municipal. « C’est là que nous cultivions des oliviers et des oranges. » Ne fais pas de remous, lui disait-il encore. « De la maison à l’école, de l’école à la maison. Ne parle à personne. »

Lod, qui accueille aujourd’hui l’aéroport international Ben Gourion, a été pendant des siècles une ville majoritairement arabe, jusqu’en 1948, lorsque les troupes israéliennes l’ont occupée et ont expulsé la plupart des Arabes. Le père de Salim faisait partie des quelque 200 chrétiens locaux qui ont pu rester en se réfugiant dans une église, mais il a perdu sa maison et ses terres agricoles. À la naissance de Salim en 1955, la population de Lod était composée d’environ 30 % d’Arabes, le reste étant essentiellement constitué d’immigrants juifs qui avaient eux-mêmes été chassés des pays arabes.

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À l’école, Salim a appris l’histoire nationale à travers le prisme sioniste, une approche qu’il a commencé à remettre en question au lycée. Un jour, un professeur répétait ce qu’on lui avait toujours enseigné : les Juifs étaient venus et avaient créé un jardin dans un désert stérile, tandis que les Arabes étaient partis bien que les Juifs aient essayé de les persuader de rester. Salim n’a pas pu s’empêcher de répondre.

« Regardez par la fenêtre. Vous voyez ces orangeraies ? Elles appartenaient à ma famille. Vous voyez cette église ? Ces maisons ? Elles appartenaient aux Palestiniens. »

À la même époque, Salim a expérimenté un aperçu de ce à quoi l’unité pourrait ressembler. Dans les années 70, il a pris part à une étude biblique chez son oncle, à laquelle participaient des Palestiniens et des Juifs. À cette époque, de nombreux Juifs commençaient à croire en Jésus. Comme Salim parlait couramment l’hébreu, il animait des études bibliques pour ces jeunes croyants juifs. Le groupe est passé de quelques convertis à une centaine. L’expérience a été formatrice ; Salim a ensuite étudié la théologie au Fuller Theological Seminary en Californie, puis est revenu en Israël en 1985.

Un an plus tard, il a commencé à enseigner au Bethlehem Bible College à Bethléem, en Cisjordanie. C’est la première fois qu’il était témoin de la vie des Palestiniens sous l’occupation. « J’étais en état de choc », se souvient-il. Il a vu des membres des Forces de défense israéliennes (FDI) battre des Palestiniens, les forcer à rester debout sous la pluie et humilier des pères devant leurs enfants. Il a vu ses amis israéliens — les mêmes personnes chaleureuses qu’il fréquentait à l’université — se transformer en oppresseurs méconnaissables dans leurs uniformes vert olive.

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La première Intifada, « secousse » en arabe, a débuté en 1987 et a duré six ans. Les Palestiniens ont principalement protesté contre l’occupation israélienne par des boycotts massifs, des barrages et la désobéissance civile, mais beaucoup ont également eu recours à la violence en lançant des pierres et des cocktails Molotov.

Les étudiants de Salim à Bethléem lui posaient des questions qui allaient au-delà de sa formation théologique : « Devrions-nous nous joindre aux manifestations ? » « Pouvons-nous jeter des pierres aux soldats ? » « Les colons juifs ont volé la terre de ma famille en disant que Dieu leur avait donné cette terre. Que dit la Bible ? »

Parallèlement, Salim enseignait à des étudiants juifs israéliens dans un centre d’études bibliques à Tel Aviv-Jaffa, qui se débattaient avec leurs propres problèmes d’identité : « Comment pouvons-nous être juifs et croire en Yeshoua ? » « Comment pouvons-nous nous appeler chrétiens alors que les chrétiens ont persécuté notre peuple pendant des siècles ? » Salim s’est dit qu’il serait édifiant pour ses étudiants juifs et palestiniens d’entendre les luttes identitaires des uns et des autres. En 1990, il a donc organisé une rencontre entre eux.

« C’était un désastre », raconte-t-il. Presque immédiatement, les étudiants se sont mis à crier les uns contre les autres. Personne des deux camps ne parvenait à se mettre d’accord sur le langage à utiliser pour décrire les événements actuels. S’agissait-il d’une occupation ? De résistance ? De terrorisme ? Parler de théologie — que dit la Bible à propos de la terre d’Israël — n’a fait qu’empirer les choses. La conversation s’est désagrégée. C’était comme si les deux parties lisaient des Bibles complètement différentes, incapables de parvenir à un récit commun.

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Peut-être une rencontre entre pasteurs porterait-elle plus de fruits, a pensé Salim. Il a invité 14 pasteurs — sept Juifs et sept Palestiniens — dans une église de Jérusalem pour discuter de l’actualité. « Cela s’est encore plus mal passé », m’a-t-il raconté. Il en a réellement été perturbé. Le corps du Christ ne pourrait-il pas trouver moyen de faire cause commune sur cette question ?

À cette époque, un ami qu’il avait rencontré dans des études bibliques s’est également senti interpellé par les conflits croissants entre les croyants palestiniens et juifs. Evan Thomas était un juif messianique néo-zélandais qui avait immigré avec sa femme en Israël en 1983 pour soutenir la communauté messianique naissante du pays.

Avant la première Intifada, Juifs et Arabes pratiquaient leur culte ensemble. Mais c’était comme si le conflit avait soulevé un tapis et dispersé toute la saleté qui se trouvait en dessous. « Nous nous retrouvions face aux enfants de l’autre sur le front », raconte le pasteur. Les Palestiniens étaient furieux que leurs frères et sœurs rejoignent les FDI et prennent les armes contre leur peuple ; les Juifs ne comprenaient pas comment des frères et sœurs pouvaient soutenir l’Intifada, qu’ils considéraient comme violemment anti-israélienne.

Salim Munayer
Image: Ofir Berman pour Christianity Today

Salim Munayer

Un jour, après les cours, Salim s’est approché d’Evan. « Je suis inquiet pour le corps du Christ », lui dit-il. Les groupes séculiers parlaient d’accords de paix et de résolution des conflits, mais personne ne parlait de réconciliation. Les chrétiens étaient préoccupés par le salut, mais peu d’entre eux abordaient les questions cruciales qui les divisaient. Salim proposait de créer une organisation basée sur la foi pour répondre à ces deux besoins. Evan Thomas se joindrait-il à lui ?

« Nous devons le faire », répondit-il. « Nous devons commencer immédiatement. »

Salim a appelé une autre juive messianique qu’il connaissait depuis le lycée, une femme nommée Lisa Loden qui avait immigré en Israël en 1974 depuis les États-Unis avec son mari après avoir ressenti un fort appel à y être « une lumière et un témoin ».

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Avant l’appel de Salim, Lisa Loden était déjà peinée par les inégalités qu’elle voyait entre les Palestiniens et les Juifs. Elle constatait les différences entre les budgets des municipalités arabes et juives en Israël. Elle observait une discrimination à l’emploi à l’encontre des Israéliens palestiniens. Elle entendait ce que certains Juifs disaient des Palestiniens, qu’ils étaient sales, peu civilisés et indignes de confiance.

Elle a ensuite rencontré des chrétiens de Cisjordanie. Un jeune Palestinien lui a demandé sans détour : « Pourquoi êtes-vous venue sur notre terre ? »

C’est ainsi qu’elle s’est lancée dans un voyage de recherche troublant sur la Nakba — « catastrophe » en arabe —, le nom donné à la dépossession et au déplacement violents des Arabes en Palestine pendant la guerre de 1948. Aussi, lorsque Salim lui a demandé si elle était prête à le rejoindre et à lancer un programme Musalaha pour les femmes, elle a tout de suite répondu positivement. « C’était une réponse à la prière », se souvient-elle.

Dès le début, Musalaha a été une collaboration intentionnelle entre des croyants palestiniens et juifs. Le premier défi consistait à réunir Juifs et Palestiniens sans déclencher d’affrontements verbaux. Ils avaient besoin de quelque chose de créatif, de déconnecter les gens du conflit et de les forcer à se voir les uns les autres avant tout comme de simples êtres humains.

« En désespoir de cause, nous devions faire quelque chose de radical », raconte Salim. Ils ont donc organisé une expérience de retraite et ont emmené les premiers participants dans le désert à dos de chameau. C’est là, dans le sable et le dépouillement, que la « rencontre du désert » a semblé porter des fruits. Pendant quatre jours, des Juifs et des Palestiniens se sont réunis autour d’un feu de camp et ont parlé de leur foi, de leurs familles et de leurs histoires. Ils ont partagé des tentes sous un ciel tacheté de diamants. Ils ont fait de la randonnée et ont prié dans les dunes. Et ils ont écouté, non sans malaise, la douleur des uns et des autres.

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« Le désert est un endroit neutre », dit Salim. « Le déséquilibre des pouvoirs disparaît dans le désert. Cela détruit l’idée de “nous” et “eux”. »

Ces rencontres dans le désert, qui se poursuivent depuis des décennies bien qu’elles soient en pause en raison de la guerre, sont censées n’être qu’un début. Musalaha considère la réconciliation non pas comme un événement ponctuel, mais comme un processus graduel et continu. Après une rencontre dans le désert — que les responsables appellent l’étape « houmous et alléluia » — les participants sont encouragés à s’ouvrir à leurs différences au cours d’ateliers, de séminaires et de voyages. Ils font part de leurs griefs lors de réunions en face à face. Ils discutent de leur identité, cherchant à comprendre comment ils se perçoivent, à reconnaître la spécificité des autres et à confirmer la valeur égale de chacun en tant que membre du corps du Christ. Les participants qui le souhaitent peuvent aller plus loin, en analysant de manière critique et en confessant leur propre rôle dans l’injustice et en poursuivant leur action en faveur de la paix.

À l’époque de sa création, il s’agissait d’une approche novatrice du conflit israélo-palestinien. La première décennie de Musalaha a été pleine d’enthousiasme et d’optimisme. Le processus de paix d’Oslo dans les années 1990 a fait naître l’espoir que les Israéliens et les Palestiniens pourraient un jour coexister pacifiquement, et les réunions de Musalaha débordaient de bons sentiments quant à la possibilité pour le Christ d’aplanir leurs divergences.

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Daniel Munayer est né dans ces années-là. Il se souvient que son père avait transformé le sous-sol de leur minuscule appartement en un bureau de fortune composé de deux bureaux et d’un canapé et qu’il s’y réfugiait pour effectuer des recherches, rédiger des programmes d’études et préparer des conférences. Sa mère faisait taire les garçons lorsqu’ils étaient trop bruyants.

Cependant, au cours de la deuxième décennie de Musalaha, la bulle a éclaté. Les négociations en vue d’un accord de paix entre le Premier ministre israélien Ehud Barak et le président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat ont échoué. La seconde Intifada, un soulèvement islamiste beaucoup plus sanglant, a éclaté en 2000, causant la mort de plus de 3 000 Palestiniens et 1 000 Israéliens. Beaucoup estiment qu’elle a également enterré la possibilité d’une solution à deux États avec une Palestine indépendante.

Au début des années 2000, Israël a commencé à ériger ce qui est aujourd’hui une barrière de 700 kilomètres de béton et de barbelés en Cisjordanie, séparant physiquement les deux peuples. Les Israéliens y voient une mesure de sécurité nécessaire. Les Palestiniens y voient une ségrégation raciale et une usurpation illégale d’une partie de leur territoire. (La clôture a été installée jusqu’à plus de 15 kilomètres au-delà de la ligne verte, frontière internationalement reconnue entre Israël et le territoire palestinien.)

Daniel a pris conscience de son identité d’« autre ». En tant que Palestinien israélien, il appartient à une minorité ; en tant que chrétien, il est encore plus minoritaire. Daniel et ses trois frères ont fréquenté des écoles juives où ils étaient les seuls Palestiniens. Pourtant, leurs cousins arabes les considèrent comme des « cousins blancs qui parlent anglais », car leur mère est britannique. Lorsqu’ils se rendent en Angleterre, leur teint sombre détone.

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Les frères Munayer se sont également sentis exclus face à la communauté internationale des croyants. Les chrétiens qui visitent la Terre sainte semblent plus intéressés par un contact avec « le peuple élu » qu’avec eux, dit Daniel.

Daniel Munayer
Image: Ofir Berman pour Christianity Today

Daniel Munayer

Au fil du temps, les frères entendent ce que les Juifs disent des Palestiniens, ce que les Palestiniens disent des Juifs et ce que les chrétiens à l’extérieur du pays disent de cette Terre promise. D’une certaine manière, ils représentent des enfants de fondateurs typiques, évaluant le ministère de leurs parents en tant que participants et observateurs à cheval sur plusieurs cultures. En tant que jeunes adultes, ils échangeaient fréquemment des idées à partir de la littérature qu’ils lisaient : la théologie de la libération telle qu’explorée par James H. Cone, Gustavo Gutiérrez et Naim Ateek et le colonialisme de peuplement tel que décortiqué par des chercheurs tels qu’Edward Said, Mahmood Mamdani et Frantz Fanon.

Ce qu’ils ont lu a touché les points sensibles de leur expérience en tant que chrétiens palestiniens israéliens. Ils discutaient vigoureusement de ces sujets lors des repas, des trajets en voiture et en sirotant un whisky avec leur père. Et ils ont posé des questions difficiles à Salim : « Quelle est la place de la libération et de la justice dans la réconciliation ? » « Comment nous réconcilier avec nos voisins, alors qu’ils nous placent dans un système qui nous opprime et nous déshumanise ? »

Alors que les relations entre Israéliens et Palestiniens se détérioraient, une rupture s’est également produite au sein de Musalaha, qui a laissé une cicatrice pour Salim et Daniel. Au cours de la dernière décennie, l’organisation a perdu la faveur de la plupart des juifs messianiques.

En dehors de son camp d’été annuel pour enfants, Musalaha ne compte plus aucun participant juif messianique. Les Munayers m’ont expliqué que c’est parce que l’organisation ne veut pas promouvoir la politique et la théologie sionistes. Le pasteur juif messianique Evan Thomas, qui a siégé au conseil d’administration de Musalaha pendant 29 ans, estime que la confiance s’est érodée lorsque l’organisation s’est impliquée dans Christ at the Checkpoint (CATC), une conférence bisannuelle organisée par le Bethlehem Bible College.

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Selon son site web, la première édition de CATC s’est tenue en 2010 comme « une opportunité pour les chrétiens évangéliques de rechercher dans la prière une prise en compte adéquate des questions de paix, de justice et de réconciliation ». L’organisme est également très critique à l’égard du sionisme chrétien.

La plupart des Juifs messianiques considèrent que CATC n’est pas seulement mal orienté, mais aussi dangereusement antisémite. Ils accusent l’organisation de donner la parole à des orateurs qui embrassent le supersessionisme, l’idée que l’Église a remplacé Israël dans l’alliance et les plans de Dieu, tels que Sami Awad, directeur exécutif du Holy Land Trust, et Mitri Raheb, fondateur et président de l’université Dar al-Kalima à Bethléem. One for Israel, un ministère médiatique du Collège biblique d’Israël, a qualifié CATC de « programme politique palestinien unilatéral et anti-Israël » qui « promeut la destruction de l’État juif sur la terre d’Israël ».

En 2012, des groupes messianiques du monde entier ont publié une déclaration commune critiquant CATC : « Nous reconnaissons les défis des chrétiens palestiniens et nous en sommes profondément préoccupés. Ce à quoi nous nous opposons, c’est à ce qu’une conférence explicitement propalestinienne et anti-israélienne cherche à se présenter comme une conférence sur la paix et la réconciliation. » Tout effort de paix et de réconciliation entre juifs et non-juifs, conclut la déclaration, « doit reconnaître que les dons et la vocation de Dieu envers notre peuple juif sont irrévocables et toujours en vigueur aujourd’hui ».

CATC avait invité Musalaha à parler de la réconciliation. Salim et Evan ont tous deux accepté, même si le second a reçu par la suite de vives critiques, et même des menaces de mort, pour cette décision. Mais à l’époque, il avait la conviction de devoir y participer. « Comment aurais-je pu ne pas être présent ? Je suis un avocat de premier plan de la réconciliation. C’est exactement le genre d’endroit où je devrais parler. »

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Mais avec le recul, il estime que sa décision de prendre la parole à CATC a été « une grave erreur ». La participation de Musalaha, dit-il aujourd’hui, a été un « moment décisif », « un outrage et une offense absolus à l’ensemble de la communauté messianique ». Une fois que Musalaha a perdu la confiance des juifs messianiques, « nous avons perdu l’un de nos partenaires les plus importants ».

Lisa Loden a également siégé au conseil d’administration de Musalaha pendant 29 ans, jusqu’à sa démission en 2019. Au fil des ans, elle a vu les femmes de Musalaha nouer des liens d’amitié. De nombreuses femmes juives entendaient parler de la Nakba pour la première fois, tout comme de nombreuses femmes palestiniennes découvraient l’Holocauste et la fuite des Juifs vers Israël après que de nombreux pays leur aient fermé leurs portes.

Mais certaines femmes juives ont également exprimé une frustration : « C’est toujours nous qui sommes coupables ici. C’est toujours nous qui demandons pardon. » Qu’en était-il des attentats suicides et des tirs de roquettes palestiniens, se demandaient-elles.

« Elles avaient l’impression que le fait que les deux peuples avaient souffert n’était pas ressenti de part et d’autre », analyse Lisa Loden. De nombreuses femmes juives ont abandonné le programme.

Aujourd’hui, la plupart des participants aux programmes de Musalaha sont des juifs israéliens laïques, des musulmans et des chrétiens palestiniens. Musalaha veut travailler avec les juifs messianiques, me disent les Munayers, mais ce désir n’est pas partagé. Mais si Salim a un regret, c’est de ne pas avoir agi assez vite pour inclure les non-chrétiens. Pourquoi la réconciliation devrait-elle se limiter aux croyants ?

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C’est ce changement de cap qui a entraîné la démission de Lisa Loden. « Ma passion est de voir le corps du Christ se réconcilier, marcher ensemble, vivre le royaume de Dieu au milieu de nous », m’explique-t-elle. « Pour l’instant, ce n’est pas dans ce domaine que travaille Musalaha. »

Evan Thomas est parti pour des raisons quelque peu différentes. En 2019, alors qu’il accompagnait des jeunes juifs messianiques et des jeunes chrétiens allemands dans le camp de concentration d’Auschwitz, il a relu Jean 17.21 et a eu une révélation : « J’ai réalisé que la réconciliation n’a jamais été conçue comme une fin en soi. » L’objectif de la promotion de la paix, dit-il, est de témoigner au monde que Jésus est le Messie. Il a fait part de cette idée à Salim, qui ne l’a pas rejoint. Evan, dont le cœur était tourné vers la communauté messianique, sentait déjà qu’il n’avait plus sa place à Musalaha, compte tenu de l’ouverture de cette communauté vers les juifs laïques. Il a donc démissionné.

Musalaha n'a pas seulement perdu des croyants israéliens. Certains palestiniens se sont également éloignés.

Lorsque la seconde Intifada a éclaté, Saleem Anfous était un jeune homme de 16 ans, spirituellement affamé, qui étudiait pour devenir prêtre catholique. Le conflit a éveillé sa conscience sociale et brisé sa foi. Comment pourrait-il servir ses compatriotes palestiniens en tant que prêtre, se demandait-il, et promouvoir un Dieu qui, apparemment, favorisait les Juifs et leur permettait de faire subir à son peuple les bombes, les expulsions, la spoliation des terres, la surveillance, les couvre-feux et les points de contrôle ? Il a quitté le séminaire et sa foi.

Il a alors décidé d’étudier le journalisme au Bethlehem Bible College. C’est là que, pour la première fois, il a entendu des réponses bibliques à ses grandes questions théologiques. Il renouait sa relation avec Dieu, mais continuait à nourrir de la haine à l’égard d’Israël et à être frustré par l’inaction de l’Église. Un jour, il a créé une affiche géante sur laquelle figuraient des images d’enfants palestiniens morts et de décombres, en écrivant en grandes lettres : « Où êtes-vous dans tout cela ? » Il l’a accrochée à un tableau d’affichage dans le hall d’entrée des étudiants et a failli être expulsé du campus.

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Beaucoup ne l’ont pas pris au sérieux. Mais Salim Munayer l’a fait. Il a vu en Saleem Anfous une flamme nouvelle qui pourrait agir puissamment si elle était bien orientée. Quelques mois plus tard, il est revenu vers l’étudiant dans son dortoir : « Tu aimes voyager ? »

« Ouais. »

« Il y a un voyage dans le désert jordanien de prévu. Tu veux venir ? »

« Oui, bien sûr. »

Saleem Anfous ne savait pas grand-chose de Musalaha à l’époque, en 2004. Il y est allé parce qu’il respectait Salim et qu’il pensait qu’il serait agréable de passer du temps dans la nature avec d’autres jeunes hommes et femmes.

Lors de sa première soirée dans le désert jordanien, Saleem Anfous s’est assis à côté d’un jeune homme sympathique qui s’est avéré être un juif messianique qui terminait sa conscription dans les forces de défense israéliennes. Salim a alors demandé à Saleem de partager une tente avec un autre juif israélien. Cette nuit-là, Saleem n’arrivait pas à dormir. Mais peu à peu, il a baissé sa garde. Pourquoi ne pas laisser Christ être le pont entre eux ? Grâce à Musalaha, il a noué des amitiés avec des Juifs israéliens qui ont duré des années.

Saleem Anfous
Image: Maya Levin pour Christianity Today

Saleem Anfous

Puis la guerre de Gaza de 2014 a éclaté. Les militants du Hamas ont lancé des milliers de roquettes et tué un peu plus de 70 Israéliens ; les FDI ont tué plus de 2 000 Palestiniens. Saleem Anfous a vu ses amis juifs afficher sur Facebook leur soutien à l’armée israélienne, ce qui, pour lui, revenait à applaudir le massacre de son peuple. Mais ses amis juifs lui disaient qu’ils devaient se défendre. Ils ont échangé des messages enflammés qui tournaient inévitablement en débats théologiques. Saleem Anfous a alors coupé les relations avec tous les Juifs qu’il avait rencontrés grâce à Musalaha.

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« Ce n’est pas que le Christ ne soit pas assez solide », me dit Saleem Anfous des années plus tard dans un restaurant de shawarma à Beit Sahour, à l’extérieur de Bethléem. « Apparemment, ce sont les bases que nous pensions construire qui n’étaient pas assez solides. » Leurs différences étaient trop profondes, dit-il. « Lorsque ces problèmes surgissent, on ne peut pas les ignorer. Il faut vraiment y faire face. Et lorsque le moment est venu de s’en occuper, l’amitié n’a pas suffi. »

Saleem Anfous représente une génération de Palestiniens lassés des tentatives de réconciliation qui font l’impasse sur la libération de la Palestine de l’occupation. Il dit se préoccuper du rétablissement de la paix ; sa signature au bas de ses courriels dit : « Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix. » Mais sa définition de la paix a changé. Quel est l’intérêt de l’amitié, dit-il, si les parties sont clairement inégales et si l’une d’entre elles a l’intention de maintenir l’inégalité du système ? Ce type de pacification « signifie garder le silence. C’est une faiblesse ! L’heure n’est pas à la faiblesse. Il est temps de se battre pour la justice. »

Pendant cinq ans, Saleem a été responsable de la jeunesse à l’église évangélique Immanuel, l’une des plus grandes communautés évangéliques de Cisjordanie. Il se passionne pour aider les jeunes générations à réconcilier leur foi avec leur identité palestinienne, et il observe avec consternation les jeunes Palestiniens qui s’éloignent de leur foi chrétienne. « L’Église ne joue pas son rôle d’Église dans la société ici », dit-il. « C’est pour cela que la jeune génération a pris des directions complètement différentes. »

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Le jeune homme s’est cependant heurté à son pasteur principal, Nihad Salman. Celui-ci reconnaît qu’Israël opprime les Palestiniens dans ce qu’il voit comme une occupation « diabolique ». Il y vit. Mais sa priorité en tant que responsable spirituel, me dit-il, est « d’amener les gens à adorer Dieu malgré la guerre, la douleur ou la souffrance. » Il y a suffisamment de personnes qui réclament la justice sociale, estime-t-il, mais trop peu de bergers qui conduisent les Palestiniens à la joie et à la paix en Dieu au milieu des difficultés. Pour lui, rétablir la paix signifie réconcilier les gens avec Dieu. « Alors », dit-il, « vous vous réconcilierez immédiatement avec vos voisins. »

Cette approche de la promotion de la paix ne satisfait pas Saleem Anfous. « D’accord, mais je suis déjà réconcilié avec Dieu », dit-il à son pasteur. « Quelle est la prochaine étape pour moi ? Dois-je m’asseoir et attendre sur le banc jusqu’à ce que tous les autres soient réconciliés avec Dieu ? J’ai l’impression que tu me traites encore comme un gamin alors que j’ai déjà obtenu mon diplôme. »

Saleem Anfous a fini par quitter Immanuel par frustration et a rejoint l’église évangélique luthérienne de Bethléem, dont le pasteur actuel, Munther Isaac, est le directeur de Christ at the Checkpoint (CATC) et un membre de longue date du conseil d’administration de Musalaha.

Munther Isaac a oeuvré en faveur de la réconciliation pendant deux décennies, commençant à organiser des voyages de rencontre dans le désert dès l’âge de 20 ans. « J’y ai cru », me dit-il dans les bureaux de son église à Bethléem. « Je croyais que le seul véritable chemin vers la paix passait par la foi en Jésus. Si nous avons Jésus, nous avons la paix. »

Dans les premières années de CATC, Munther Isaac insistait pour que la conférence inclue des juifs messianiques. « J’étais tellement dévoué à cette cause », se souvient-il, qu’il a fait des heures de route pour se rendre chez des juifs messianiques afin de les inviter. « Nous ne pouvons pas avoir de conversation sur le conflit sans entendre votre voix », leur disait-il.

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C’est la raison pour laquelle il a été très déçu d’entendre les critiques de juifs messianiques considérant que CATC faisait de la propagande politique antisémite.

Au fil des ans, le pasteur a de plus en plus douté de l’approche de promotion de la paix qu’il connaissait. Si les gens apprennent ainsi à connaître d’autres points de vue, les Palestiniens n’avaient pas encore acquis la liberté. En réalité, la possibilité d’un État palestinien semblait plus lointaine que jamais : au cours des six dernières décennies, plus de 750 000 colons juifs, soutenus et appuyés par l’État israélien, ont érigé en Cisjordanie toutes sortes d’infrastructures bien barricadées et lourdement protégées, transformant ce qui aurait dû être un État palestinien en une sorte de fromage à trous.

Munther Isaac a également été troublé par la théologie sioniste, qu’il considère comme une théologie trompeuse qui délégitime l’existence et la dignité des Palestiniens et soutient l’occupation israélienne. Il croit en l’importance de la réconciliation, mais il a commencé à se demander si son action ne se limitait pas à aider les gens à se sentir mieux dans leur peau sans rien faire pour résoudre le conflit.

Le tournant s’est produit en 2016, lorsqu’il a rejoint un groupe d’une trentaine de chrétiens palestiniens et de juifs messianiques dans le cadre de l’Initiative du Mouvement de Lausanne pour la réconciliation en Israël-Palestine. Munther Isaac, Salim Munayer et Lisa Loden ont tous trois participé à l’organisation de la réunion.

Pendant plusieurs jours, le groupe rassemblé à Larnaca, à Chypre, a prié et loué Dieu pour rechercher l’unité face au conflit. Munther Isaac y présentait un exposé expliquant que la promesse de Dieu à Abraham et à ses descendants ne s’applique plus seulement aux Juifs et à la terre d’Israël, mais à tous les enfants de Dieu et à la terre entière. Selon lui, Jésus s’intéressait au Royaume de Dieu et non à la terre d’Israël.

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Un autre participant du groupe de Larnaca, Jamie Cowen, un avocat juif messianique, se souvient s’être senti « troublé et interpellé » par cette présentation. « C’était comme si je n’étais pas sûr que nous lisions la même Bible. Il s’agissait d’une théologie du remplacement classique », se souvient-il. Il a exprimé son désaccord avec les arguments de Munther Isaac, et d’autres sont intervenus. Le débat s’est enflammé, certains ont haussé le ton, et personne n’a finalement changé d’avis.

Ces divergences de vues sur la théologie de la Terre sainte expliquent pourquoi tant d’initiatives de paix entre croyants Juifs et Palestiniens échouent. C’est la raison pour laquelle la plupart des juifs messianiques se méfient des conférences telles que CATC, malgré leurs déclarations dénonçant l’antisémitisme. Pour beaucoup de juifs messianiques, la frontière entre l’antisionisme et l’antisémitisme est très mince. La terre que Dieu a donnée à leurs ancêtres est au cœur de leur identité et de leur foi.

Pourtant, pour de nombreux chrétiens palestiniens, le sionisme est une « théologie politique ethnocentrique » qui privilégie un peuple au détriment d’un autre. Leur longue présence historique sur la terre où Jésus a marché est une source de fierté et un témoignage de la fidélité de Dieu.

Le fait que le groupe soit parvenu à rédiger et à signer une déclaration lors de la réunion de Chypre est « quelque peu miraculeux », dit Jamie Cowen. Les débats autour de l’inclusion du mot « occupation » ont duré des heures. Certains participants ont choisi de ne pas signer ce document, connu sous le nom de Déclaration de Larnaca, qui affirme l’unité des croyants en Christ et énumère plusieurs désaccords importants entre les factions juives et palestiniennes.

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Munther Isaac
Image: Maya Levin pour Christianity Today

Munther Isaac

J’ai entendu certaines personnes qualifier la déclaration de Larnaca d’insignifiante. Mais elle a eu de réelles conséquences, du moins pour certains de ses signataires. Lisa Loden, qui a participé à l’organisation de l’événement, y voit un « moment historique ». De toute façon, les déclarations n’ont jamais été destinées à changer les choses, observe-t-elle. Ces déclarations représenteraient plutôt une « chronique de l’histoire ». Le fait qu’un groupe de Juifs et de Palestiniens influents se soit réuni, ait rédigé un document et l’ait signé constitue en soi un événement historique.

Malgré les désaccords, Jamie Cowen qualifie cette expérience de « bouleversante » : « De toutes les choses que j’ai faites ici depuis que je suis en Israël, c’est de loin la plus importante à laquelle j’ai participé. » C’est à Larnaca qu’il a compris pour la première fois l’expérience palestinienne. Après la conférence, il a continué à lire des historiens tels que l’Israélien Benny Morris, qui ont remis en question ses présupposés sur la création d’Israël. Il a également noué de nouvelles amitiés : un avocat palestinien israélien qu’il a rencontré à Larnaca l’a invité au mariage de son fils.

Pour Munther Isaac aussi, Larnaca a changé sa vie. Il est rentré chez lui physiquement et mentalement éreinté. Il était épuisé de devoir expliquer, défendre et débattre de mots et de phrases qui, pour lui, ne représentaient pas des idées, mais des réalités. Il n’a signé la déclaration que parce qu’il s’est senti contraint de le faire. Mais il garde l’impression d’avoir apposé son nom sur quelque chose qui « légitimait la rationalisation de l’oppression de [son] peuple ».

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C’en était assez, a-t-il conclu. « Je ne veux plus jamais faire ça. »

En 2021, lorsqu’il s’est rendu à une réunion entre des croyants juifs israéliens, juifs allemands et palestiniens, c’est avec impatience qu’il a entendu les gens partager leurs différents récits. Puis il n’a plus pu se retenir.

« Je suis fatigué de ça », a-t-il dit au groupe. « Nous ne parlons d’aucun des vrais problèmes, y compris le fait que votre théologie a été utilisée pour justifier l’occupation. Vous faites partie du système qui pousse mes concitoyens à partir et les remplace par les vôtres. Et vous voulez venir faire la paix avec moi ? Quel sens ça a ? »

Depuis Larnaca, il a développé une approche très différente de la promotion de la paix. Il se montre toujours posé et aimable, apparaissant comme un doux prêtre. Mais il n’a plus froid aux yeux et ne craint pas d’offenser. Le premier pas vers la paix, dit-il, est d’appeler les choses par leur nom. Il utilise fréquemment des termes polarisants tels que nettoyage ethnique, apartheid et colonialisme de peuplement.

Essayer d’être neutre, de maintenir les deux perspectives en tension, n’est pas un travail de promotion d’une paix biblique, considère-t-il. « Pour moi, il est clair que Dieu prend parti, non pas pour une ethnie, mais pour les opprimés, les affligés, les marginalisés. Et si Dieu prend parti pour ce groupe de personnes, nous devons faire de même. »

Certaines personnes le trouvent changé. Il est devenu trop conflictuel, disent-ils. Son approche ne fonctionnera pas. « L’approche douce a-t-elle fonctionné ? », répond-il.

En 2019, peu de temps après que Munther Isaac ait modifié son approche de la quête de la paix, Daniel Munayer est rentré en Israël après avoir étudié aux États-Unis et en Angleterre. Il avait refusé des offres d’emploi à Londres pour revenir. Il croyait en l’importance du travail de Musalaha.

En 2020, un ami de Cisjordanie a raconté à Daniel quelque chose qui a réorienté Musalaha. Cet ami lui expliquait qu’il aimait participer aux programmes de Musalaha et se faire des amis parmi les Juifs israéliens. Mais une fois le programme terminé, il retournait chez lui dans un camp de réfugiés. « Je veux vivre en paix avec les Israéliens », expliquait cet ami à Daniel. « Mais comment faire ? Je ne veux pas vivre dans cette occupation. Je ne veux pas que ma fille grandisse dans ce camp de réfugiés. Et je ne me vois pas d’avenir. Vos programmes nous mènent-ils vers un avenir différent ? »

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Cette conversation a hanté Daniel. « Je n’arrivais pas à me l’enlever de la tête », raconte-t-il. Il ressentait que son ami avait raison. « Ce que fait Musalaha est formidable, mais nous pouvons l’adapter et l’améliorer. Nous pouvons faire en sorte que cela réponde mieux à nos réalités politiques. »

Cette question est devenue un sujet de conversation brûlant entre Salim et ses fils. Ceux-ci l’ont mis au défi de repenser Musalaha. Si Israël est un projet colonial, disaient-ils à Salim, cela devrait changer la façon dont Musalaha aborde la réconciliation.

Peut-être que, tenta Daniel auprès de son père, Musalaha ne devrait pas tant parler de « coexistence » que de « corésistance » non violente. Il était nécessaire de continuer à travailler sur la réconciliation interpersonnelle, mais aussi sur la réconciliation structurelle, en dénonçant les systèmes qui oppriment et rendent la réconciliation interpersonnelle presque impossible.

Salim a écouté et lutté. Il n’était pas facile d’envisager qu’il avait peut-être fondamentalement mal compris le conflit et que le travail de Musalaha en avait peut-être souffert. Finalement, après avoir fait des recherches et réfléchi, il s’est rangé à l’avis de Daniel.

Un changement de génération a eu lieu. Le conseil d’administration de Musalaha est plus en phase avec la nouvelle vision. En 2022, Salim a pris du recul pour endosser un rôle de consultant et Daniel est devenu le nouveau directeur général.

Lorsque j’ai rencontré Salim dans le minuscule bureau de Musalaha, dans une zone industrielle de Jérusalem, il était plein de vie, avec des yeux noisette vifs sous des cheveux grisonnants. Comme toujours, il n’a pas mâché ses mots.

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Au début, il imaginait des disciples de Jésus, Juifs israéliens et Palestiniens, en train de faire la paix en Terre sainte où Jésus est venu, est mort et ressuscité. Quel témoignage ils seraient quant à la volonté de Dieu de se réconcilier avec le monde !

« C’était mon rêve », m’a dit Salim. « Et nous avons échoué. »

Musalaha a favorisé le développement d’innombrables amitiés entre Israéliens et Palestiniens. L’organisation a développé une méthodologie théologique de réconciliation qui se démarque des autres organisations de promotion de la paix. « Mais nous avons échoué en ce qui concerne la structure politique à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église », estime son fondateur. « Les Palestiniens ne sont pas égaux. »

Pourtant, il garde espoir.

« Je crois vraiment, vraiment, jusqu’à aujourd’hui, que notre identité centrale dans le Christ transcende et enrichit notre identité ethnique. Je crois qu’il est possible — et j’ai grandi avec cette idée — que les Palestiniens et les Israéliens vivent les uns avec les autres, s’ils sont égaux. » La paix ne consiste pas seulement à se comprendre les uns les autres et à concilier les différences. La paix doit inclure la justice, la libération et l’égalité.

Salim plaide depuis longtemps en faveur de la justice et de l’égalité dans le rétablissement de la paix. Il aborde le sujet dans Through My Enemy’s Eyes, un livre qu’il a coécrit avec Lisa Loden en 2014. Ce n’est pas nouveau. Mais ce qui a changé, c’est la façon dont Salim présente Israël comme un projet colonialiste et son approche de la réconciliation comme « corésistance » à l’occupation israélienne. Cela a induit des changements majeurs dans la vision et la mission de Musalaha ; l’organisation voit les Palestiniens comme la partie la plus opprimée, encourage ceux-ci à prendre l’initiative et promeut une solution politique spécifique.

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Au lendemain du 7 octobre, la plupart des Juifs israéliens avec lesquels je me suis entretenue se montraient naturellement moins préoccupés des diverses approches de la promotion de la paix que par le choc et le traumatisme particuliers de l’attaque du Hamas, qui a massacré des familles, violé des femmes, tué des enfants et des personnes âgées, allant jusqu’à attacher un parent et son enfant pour les brûler vifs. Cette situation a ravivé la profonde angoisse existentielle d’un peuple qui a été persécuté tout au long de son histoire millénaire.

Les chrétiens palestiniens que j’ai rencontrés n’ont jamais tenté de justifier les actes du Hamas. Mais ceux de Cisjordanie ont à peine mentionné l’attaque, plus préoccupés par les bombardements de Gaza. Tous les Palestiniens avec lesquels je me suis entretenu ont qualifié la guerre à Gaza de « génocide ». Lorsque je leur demandais des explications, ils sortaient leur téléphone et me montraient des vidéos de maisons dévastées, de cadavres d’enfants enveloppés dans des tissus blancs et de mères gémissantes et couvertes de cendres. Israël aurait-il largué des centaines de bombes de près d’une tonne si des militants du Hamas s’étaient cachés dans des enclaves juives ? Qui pourrait faire cela et espérer que Gaza survive ? « Si ce n’est pas un génocide », m’a demandé Saleem Anfous, « qu’est-ce que c’est ? »

Après l’attaque, Musalaha a publié une « lettre de lamentation » déplorant la mort de civils israéliens et gazaouis et les actions tant des FDI que des militants du Hamas. Mais certaines déclarations de chrétiens palestiniens ne reconnaissent pas le rôle du Hamas dans le déclenchement de la guerre et ne condamnent pas non plus ce qui constitue le plus grand massacre de Juifs depuis l’Holocauste.

Et lorsque la poussière sera retombée, les Juifs se souviendront de leur silence, dit Evan Thomas, ancien membre du conseil d’administration de Musalaha.

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« Si vous ne reconnaissez pas cela, alors aux yeux de la communauté messianique, d’une certaine manière, vous l’approuvez », dit-il. « Ce n’est pas toujours juste, et ce n’est pas toujours intrinsèquement vrai. Mais c’est ainsi que c’est perçu. »

Lisa Loden, aujourd’hui âgée de 77 ans, a toujours été optimiste. Elle a toujours œuvré en faveur de la paix et de la réconciliation entre Juifs et Palestiniens, même si, depuis son installation en Israël, elle a été témoin de six guerres. Mais cette attaque l’a touchée différemment. Le chagrin l’a immobilisée pendant des jours.

« Je ne sais pas si la réconciliation est possible », me dit-elle dans sa maison de Netanya, dans le centre ouest d’Israël. « Nous parlons depuis de nombreuses années : pouvons-nous construire un récit qui fasse le pont ? Pouvons-nous construire une théologie qui fasse le pont ? Et tous les efforts déployés dans ce sens ont été réduits à néant. »

Elle est prête à réessayer. Mais pas maintenant. « Il y a des moments où l’on peut parler de ces choses et d’autres où l’on ne peut pas. Ce n’est pas le moment. »

Entre-temps, le paradigme du colonialisme de peuplement, selon lequel les colons juifs blancs seraient venus prendre le pas sur les populations autochtones de couleur plutôt que de s’assimiler, gagne du terrain parmi les Palestiniens comme Saleem Anfous, et c’est ainsi qu’ils perçoivent la guerre actuelle : une agression coloniale destinée à anéantir la culture et l’identité des autochtones.

Ce type de langage peut bloquer tout dialogue sur la paix et la réconciliation. Pour de nombreux Juifs, les « colons blancs européens » auxquels ils sont assimilés sont ceux-là mêmes qui ont assassiné des millions de Juifs au 20e siècle. Ils citent la Torah comme preuve écrite qu’ils ont eux aussi un droit historique sur cette terre. Pour eux, le fait que les Palestiniens souhaitent qu’ils disparaissent peut également être assimilé à une volonté génocidaire.

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Daniel Munayer dit aux Juifs israéliens : « Je ne considère pas qu’il faille effacer Israël. Ce que je dis, c’est que nous devons repenser les fondements de notre paysage politique, afin que nous puissions tous vivre ici sur un pied d’égalité, que nos droits et nos libertés soient basés sur notre citoyenneté, et non sur notre appartenance ethnique ou religieuse. Je veux un pays qui s’adresse à tous ses citoyens. »

Après le 7 octobre, Daniel a été interpellé de la même manière par des personnes issues des deux camps : « Y a-t-il un intérêt à se réconcilier après tout cela ? »

Mais cette guerre en montre justement la nécessité, affirme Daniel.

« Nous devons fournir des cadres dans lesquels les gens peuvent avoir des conversations et surmonter leurs émotions. Parce que si cela ne se fait pas, ce sera une explosion de rage et de colère, et cela ne fera qu’engendrer des représailles et de nouvelles destructions. Et c’est le cycle qui se poursuit. »

Musalaha veut essayer de jeter un pont entre deux idées apparemment incompatibles, me dit Salim. L’organisation veut encourager la réconciliation tout en considérant l’Israël actuel comme un projet colonialiste.

« Je suis très optimiste », dit-il. Après des années de mise sous le tapis, il constate une prise de conscience en Israël et dans la communauté internationale de la nécessité de trouver une solution à la question israélo-palestinienne. Musalaha, considère-t-il, est une voix prophétique.

La question est maintenant de savoir si d’autres verront les choses de la même manière.

Alors que je me promenais avec Saleem Anfous dans la rue de l’Étoile à Bethléem, il a reçu un appel de Daniel. Celui-ci essayait de le convaincre de donner une nouvelle chance à Musalaha. Va lire notre dernière lettre de nouvelles, lui a dit Daniel. Nous prenons une nouvelle direction. Cela va changer les choses.

« On verra bien », a répondu Saleem.

Sophia Lee est reporter internationale pour CT.

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