Cet article a été adapté de la lettre d’information de Russell Moore (en anglais). Abonnez-vous ici.

Nous savons tous que quelque chose cloche pour la nouvelle génération.

Nous le savons non pas parce que les ainés se plaignent de la morale et des manières des enfants d’aujourd’hui qui sont, comme toujours, bien pires qu’avant. Nous le savons plutôt parce que les jeunes eux-mêmes nous le disent. Actuellement, toutes les catégories de troubles mentaux (anxiété, dépression, etc.) connaissent des pics sans précédent. Mais pourquoi, et pourquoi maintenant ?

Il n’est pas fréquent que le sommaire de la revue The Journal of Pediatrics fasse le tour du Web. C’est pourtant ce qui s’est passé il y a quelques semaines avec les conclusions d’une étude menée par trois chercheurs, et intitulée « Decline in Independent Activity as a Cause of Decline in Children’s Mental Well-Being: Summary of the Evidence » (« Le déclin des activités indépendantes comme cause du déclin du bien-être mental des enfants : résumé des éléments »)

La thèse générale du document est qu’à côté de nombreux facteurs qui ont conduit aux États-Unis à une situation d’urgence nationale en matière de santé mentale des adolescents, un élément majeur a été négligé : le manque de jeux non structurés, non dirigés et non supervisés.

L’étude montre, par exemple, que de moins en moins d’enfants jouent à l’extérieur. Non pas parce qu’ils veulent rester paresseusement devant leurs jeux vidéo, mais parce que leurs parents sont angoissés face à la criminalité ou à la circulation… et craignent aussi de ne pas être perçus comme de bons parents.

Cette recherche est étayée par le nouveau livre du psychologue social Jonathan Haidt, The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness (« La génération anxieuse : comment la grande restructuration de l’enfance cause une épidémie de troubles mentaux »), prévu pour une sortie en mars 2024. J’en ai lu le manuscrit et je pense que ce livre marquera la décennie : les arguments de Haidt sont convaincants et ont remodelé ma façon de penser.

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Haidt démontre que l’anxiété que nous observons actuellement n’est plus l’anxiété « habituelle » que toutes les époques passées ont connue. Quelque chose a radicalement changé depuis 2010. L’un des éléments centraux du livre de Haidt est le basculement de ce qu’il appelle l’« enfance orientée vers le jeu » vers une enfance conditionnée par le « sécuritarisme », marquée par « l’excès de surveillance, de structure et de peur ».

Le jeu et l’exploration sont essentiels à notre épanouissement en tant qu’êtres humains. Et par jeu, je n’entends pas les sports ou les loisirs organisés, bien qu’ils soient importants. Je pense plutôt à une sorte de liberté non structurée où l’on rencontre des obstacles et des problèmes que l’on essaie de surmonter tout seul, pour soi-même, sans autre but. Ni celui d’être bien vu par ses pairs ni celui d’allonger une liste de qualités pour entrer dans une école ou parfaire un curriculum vitae.

Il peut s’agir de passer une journée à se promener dans les bois, à jouer une partie de foot improvisée dans une rue de la ville, ou à passer le quartier au peigne fin à la recherche de toutes sortes d’objets perdus, sans qu’aucun parent ne rôde alentour.

Pourquoi avons-nous besoin de cela ?

Dans le livre Wayfinding: The Science and Mystery of How Humans Navigate the World (« Trouver son chemin : la science et les mystères de la manière dont les humains s’orientent dans le monde »), M. R. O’Connor note que l’une des choses qui distinguent les êtres humains des animaux est que nos compétences cognitives sont enracinées non pas dans notre instinct, mais dans les processus.

Personne ne doit prévenir les cigales qu’elles doivent trouver un partenaire ou dire aux abeilles comment retourner à la ruche. Les êtres humains, eux, ont besoin de pouvoir se perdre. Nous avons besoin de vivre des situations où nous sommes obligés de collecter des informations, de nous souvenir de points de repères, et de frayer notre propre chemin.

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Dans ce type d’« errance », nous apprenons à « enregistrer le passé, à vivre le présent et à imaginer l’avenir ». Un enfant qui se perd pendant un jeu en forêt ou qui ne sait pas comment revenir de l’endroit où il s’est égaré inscrit sa vie dans une histoire — une histoire parsemée de « crises » gérables.

« À partir du flux d’informations généré par nos mouvements, nous créons des origines, des séquences, des chemins, des itinéraires et des destinations qui constituent des récits avec des points de départ, des cheminements et des arrivées », écrit O’Connor. « C’est cette capacité à organiser et à nous souvenir de nos voyages qui nous permet de retrouver notre chemin. »

Dans un récent épisode du podcast que j’anime, j’ai eu une conversation avec Amanda Ripley, journaliste mondialement reconnue en matière de « conflits de haute intensité ». Évoquant certaines de mes expériences de ces dernières années, elle m’a dit : « Je ne sais vraiment pas comment vous avez survécu à tout cela. » Je ne le sais pas non plus.

Je peux dire que c’est par la grâce de Dieu, ce qui est vrai, mais cette grâce ne s’est pas manifestée du jour au lendemain. Une de ses manifestations est, qu’en tant qu’enfant, j’ai eu amplement le temps d’explorer mon environnement par moi-même. Lorsque je n’étais pas à l’école, à l’église, à un repas ou à une sortie en famille, mes parents ne savaient pas où j’étais.

Je frémis quand je pense aux marais infestés de serpents que j’ai explorés et aux routes bondées sur lesquelles j’ai fait du vélo avec un ami, tout cela sans GPS ni connexion avec un smartphone dans la poche de ma mère. Et ce n’est pas parce que mes parents étaient négligents. En fait, c’est tout le contraire : mes parents étaient profondément impliqués dans ma vie, tout comme mes grands-parents, mes tantes, mes oncles, mes voisins, les membres de mon église, les pasteurs et même la démarcheuse qui passait dans le quartier. Ils n’ont tout simplement jamais pensé à me surveiller et à me surprotéger comme le font les « parents hélicoptères » actuels. Cela ne se faisait pas.

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Mes parents ne m’auraient certes jamais laissé aller là où j’aurais été en danger. Ils seraient intervenus immédiatement s’ils avaient appris que je me rendais à une compétition de lancer de couteaux, à une rencontre de gangs de motards, à des concerts de groupes louches, à une réunion du conseil exécutif de la Convention baptiste du sud ou d’autres choses de ce genre. Mais en dehors de cela, j’étais libre de trouver ma propre voie. Et c’était une grâce !

Sans ce sens du jeu, ces moments où l’on doit chercher comment s’orienter ou franchir des obstacles raisonnables, le monde devient un endroit sombre et inquiétant. Nous sentir à la merci d’un tel environnement oppressant, nous empêche de faire appel à notre imagination et d’apprendre à calmer notre cerveau limbique. En apprenant à retrouver le chemin de la maison au sens propre, nous découvrons que nous pouvons aussi, si nécessaire, retrouver notre chemin intérieur.

En tant que chrétiens, ce principe ne devrait pas nous surprendre. La Bible présente à plusieurs reprises la vie humaine comme un pèlerinage. Dieu a placé son peuple dans des régions sauvages sans carte, avec pour seuls repères les grâces du passé et les promesses à venir — un Béthel ici, un Ebenezer par là.

Parfois, de manière déconcertante, Dieu conduisait son peuple par une nuée ou une colonne de feu. Parfois il le laissait évoluer dans l’incertitude d’un ciel silencieux tendu au-dessus de lui. C’est le désert, et non la cour du temple, qui nous enseigne que « l’homme ne vit pas de pain seulement. » (Dt 8.3)

Lorsque ses disciples voulaient savoir où ils allaient, Jésus disait : « Venez […] et vous verrez » (Jn 1.39). Lorsque l’un d’entre eux s’inquiétait du chemin pour passer de l’autre côté, là où ils pourraient le retrouver, Jésus disait simplement : « Je suis le chemin » (Jn 14.6).

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Nous devrions apprendre de ce qui est en train de se passer. La nouvelle génération a besoin de sécurité, de conseils, d’orientation, d’affection, d’amour. Mais elle n’est pas là pour apaiser les nombreuses angoisses d’adulte de ses parents ou enseignants. Les enfants ont besoin de jouer. Ils ont besoin de vagabonder. Ils ont besoin d’imaginer. C’est vrai pour les enfants, mais aussi pour les disciples en devenir.

La meilleure chose que nous puissions faire pour ceux qui ont été sauvés est parfois peut-être de les laisser se perdre.

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

Traduit par Anne Haumont

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