Il est des jours dont les événements se gravent dans votre mémoire comme au fer rouge. Ce jour-là en fait partie ; le soleil brillait, les oiseaux chantaient, et je jouais sous le porche de la maison de fortune que nous avions en location dans les quartiers nord de Denver, dans l’État du Colorado.

Pour le garçonnet de 5 ans que j’étais, c’était un après-midi idéal : pas de coups de feu dans les rues, ni de voitures pleines de voyous passant lentement à la recherche de mauvais coups, comme c’était souvent le cas dans le quartier, où ma propre famille n’était pas étrangère à la violence (nous en étions même souvent l’épicentre).

Tout allait donc bien ce jour-là, jusqu’à ce qu’une voiture neuve et rutilante ne s’arrête devant la maison et que son conducteur ne se mette à regarder avec insistance vers moi. C’était Paul, un des hommes auxquels ma maman avait été mariée. Il nous avait soudainement quittés sans prévenir, et nous n’avions plus entendu parler de lui depuis des mois.

Ma mère l’aperçut par la fenêtre de la cuisine. Jurant comme un charretier, elle alla prendre notre batte de baseball. Sortie au pas de charge de la maison, cigarette aux lèvres, elle mit Paul au défi de sortir de la voiture. Et, pendant qu’il évaluait la situation, elle se mit à frapper les phares et le pare-brise.

Paul commit l’erreur tactique de sortir. Sans désemparer, Maman cessa de fracasser la voiture pour se mettre à le frapper, lui. Quand il parvint enfin à rejoindre en boitant le siège du conducteur, je sus que nous ne le reverrions jamais.

Je me dis aussitôt deux choses : un, que je ne désobéirais plus jamais à Maman ; deux, que quelque chose avait soudainement déclenché en elle cette rage qui la conduisait régulièrement à des accès de violence semblables. Des années plus tard, ma grand-mère m’apprendrait ce qu’était ce « quelque chose »…

Ma mère était une fêtarde, et j’étais le fruit d’une de ses nuits de « fête », où elle avait rencontré un garçon nommé Toney. Elle tomba enceinte. Et lui, militaire, fut muté. Plutôt que d’avoir à affronter ses parents, des chrétiens baptistes très stricts, Maman prit la route de Boston, depuis Denver, au prétexte d’aller rendre visite à mon oncle Tommy et à ma tante Carol. Mais elle allait en réalité là-bas pour se faire avorter, illégalement à l’époque (nous étions 8 ans avant la légalisation de l’avortement). Tommy et Carol parvinrent à l’en dissuader.

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Avant que ma grand-mère ne me dise que j’avais failli être victime d’un avortement, je m’étais toujours demandé pourquoi Maman pleurait souvent en me regardant, et en se parlant à elle-même avec reproche : « Je ne suis qu’une minable, rien qu'une fichue misérable ». Mais après avoir appris son secret, je compris non seulement ses larmes, mais aussi la rage qui l’habitait envers les hommes. C’était une rage nourrie de honte.

Mais c’est toute ma famille qui était pleine de rage. Ma mère avait cinq frères adeptes de la musculation et des bagarres de rue, que la mafia des quartiers nord de Denver surnommait les « crazy brothers ». Quand la mafia elle-même juge que votre famille est dysfonctionnelle, c’est que cela va vraiment mal… Or, la famille Mathias (c’était le nom de jeune fille de Maman) faisait la loi dans les rues des quartiers nord de Denver, dans les années 60 et 70. Ils ne pratiquaient pas le crime organisé, mais plutôt un genre de criminalité désorganisée.

Mon oncle Jack avait passé un bon nombre de ses jeunes années en prison, notamment pour avoir essayé d’étrangler deux policiers qui tentaient de l’interpeller pour une agression. Mon oncle Bob avait été incarcéré pour avoir battu à mort un gars qui avait poignardé son meilleur ami…

Toute la famille Mathias s’inquiétait à mon sujet. Car à la différence de mes durs de cousins, j’étais un petit garçon tranquille, amateur de lecture. Au lieu de me bagarrer, je fuyais les conflits. Je n’avais pas de père pour m’apprendre à me défendre, et tout le monde pensait que je serais très vite englouti par les rues tumultueuses de notre quartier.

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Un jour de Noël, chez mes grands-parents, on m’appela alors que les cadeaux venaient d’être ouverts. C’était mon oncle Dave, un phénix de virilité masculine (champion de judo, médaillé d’or de boxe, médaillé militaire), qui lança :

« J’ai encore un cadeau à donner ; et c’est pour petit Greg. »

Jamais je n’avais ainsi été singularisé au sein de ma grande et bruyante famille. Je me faisais en général tout petit dans un coin, essayant de me faire oublier. Oncle Dave me tendit son cadeau, que je déballais : c’était une poupée. Il eut un sourire de mépris en me disant : « Je me suis dit que comme tu n’avais pas de père, tu aimerais peut-être jouer avec des poupées comme les petites filles ».

C’était une humiliation sans nom. Et j’ai découvert à ce moment-là que, moi aussi, j’avais hérité d’un peu de la rage familiale. Je lui fourrai la poupée au creux de l'estomac en criant : « Je ne suis pas une fille ! »

J’entendis les rires et les commentaires – du genre « Vous avez vu ce tempérament ? Il est peut-être quand même des nôtres ! » – mais cela n’avait plus d’importance pour moi. L’oncle Dave exprimait ce que, je le percevais, beaucoup de mes proches pensaient de moi : je ne faisais pas vraiment partie de cette famille. Je n’étais pas un dur ; pas assez.

Ce jour déclencha en moi une quête de mon identité. Qui étais-je ? Pourquoi Dieu m’avait-il mis sur cette terre ? Très vite on remarqua que j’étais toujours à me cacher ici où là dans la maison – derrière un canapé, ou sous l’évier de la cuisine – avec une Bible et une lampe torche. Même si je ne parvenais pas à prononcer ou à comprendre chacun des mots que je lisais, je savais confusément que ce livre contenait les réponses dont j’avais besoin.

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Mes grands-parents baptistes m’amenèrent à l’Église, et je me mis à demander aux moniteurs de l’École du dimanche comment devenir chrétien. Ils me répondaient : « Demande à Jésus de venir dans ton cœur » ou « confesse à Dieu tous tes péchés ». Étant un jeune garçon à l’esprit très pratique, je me demandais alors ce qui se passerait si je devais un jour subir une transplantation cardiaque ou si j’oubliais de confesser un seul de mes péchés…

Ma confusion perdura jusqu’à ce qu’un jour, dans l’Église « pour les grands », tout me devint soudain clair. Le prédicateur expliquait comment Jésus était mort pour le pardon de nos péchés, puis ressuscité. Il dit encore que si nous mettions notre foi en Jésus, nous serions sauvés. Là, à l’âge de 8 ans, j’ai cru en Christ mon Sauveur.

Comme par miracle, à peu près à la même époque, Dieu opérait dans ma famille une œuvre de transformation. Un bien singulier évangéliste surnommé « Yankee » sut parler avec audace à Oncle Jack, le plus dur des « crazy brothers ». Quand « Yankee » frappa à sa porte, Jack tenait une canette de bière dans chaque main (une pour boire et l’autre pour cracher). Étonnamment, Il se mit à écouter l’annonce de l’Évangile que lui présentait « Yankee ».

« Est-ce que cela vous parle ? » finit par demander celui-ci à Jack.

« La vache, oui ! » fut sa prière de conversion. Et en l’espace d’un mois, Jack amena 250 personnes à l’église, dans sa volonté que chacun entende cette même Bonne Nouvelle qui lui avait donné l’espérance. L’un après l’autre, tous mes oncles vinrent à Christ. Oncle Bob plia le genou devant Jésus alors qu’il se trouvait à l’arrière d’un fourgon de police, arrêté pour meurtre.

Après avoir vu l’Évangile transformer les miens, faire de ces bagarreurs de rue remplis de rage des proclamateurs passionnés de l’amour de Dieu, je rejoignis moi-même l’Église fondée par « Yankee ».

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Là, j’appris à partager ma foi, et commençai à annoncer l’Évangile à tout le monde. Mais la personne que j’avais le plus à cœur, c’était Maman.

Chaque fois que j’essayais de lui parler de Jésus, elle me faisait taire : « Dieu ne peut pas me pardonner – me disait-elle – tu ne sais pas tout ce que j’ai fait dans ma vie ! » Mais un jour enfin – j’avais 15 ans – j’entrai avec détermination dans la cuisine et fis en sorte que ma mère écoute jusqu’au bout le message de l’Évangile.

« Tu veux dire que si je mets ma foi en Jésus, Il me pardonnera tous mes péchés ? – me demanda-t-elle – même les plus graves ? »

« C’est ça, Maman. C’est pour cela qu’il est mort sur la croix », lui expliquai-je.

Elle tira une longue bouffée de sa cigarette et leva les yeux vers le ciel pendant un moment, puis dit :

« Je prends. » Et quand maman se lançait, elle y allait pour de bon !

Il y a 17 ans, ma mère était alitée dans une unité de soin pour malade en phase terminale, et elle me demanda :

« Tu te rappelles ce que tu disais aux enfants du quartier qui se moquaient de toi parce que tu étais sans père ? ». Non, je ne m’en souvenais pas. Elle me dit :

« Tu disais : Dieu est mon père ! »

A l’âge de 8 ans, j’ai rencontré le Père que je n’avais jamais connu ; le Père qui ne me délaisserait ni ne m’abandonnerait jamais ; le Père qui avait changé la trajectoire de ma vie, et de celle de tous les miens.

Greg Stier est le fondateur de l’œuvre d’évangélisation « Dare 2 Share », et l’auteur du livre Unlikely Fighter: The Story of How a Fatherless Street Kid Overcame Violence, Chaos, and Confusion to Become a Radical Christ Follower.

Traduit par Samuel Charles, pour les Documents Expériences

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