Le rythme avec lequel l’intelligence artificielle est adoptée aujourd’hui est sans précédent.

Fin janvier dernier, quelques semaines après son lancement, ChatGPT enregistrait 100 millions de visiteurs sur son site. La plate-forme avait déjà atteint un million d’utilisateurs dans les cinq jours suivant sa sortie fin novembre. À titre de comparaison, Instagram avait à l’époque mis deux mois et demi pour atteindre un million d’utilisateurs, et Facebook dix mois.

Les systèmes d’IA générative comme ChatGPT (l’acronyme anglais GPT signifiant « transformeur génératif préentraîné »), qui peuvent produire des réponses d’apparence humaine aux demandes des utilisateurs, façonneront sans aucun doute la manière dont, comme le dit le Livre de la prière commune, nous pouvons « écouter, […] lire, […] méditer, […] apprendre et nous […] nourrir » des Écritures. En effet, plusieurs exemples de ce que je surnomme « BibleGPTs » — des modules conversationnels d’interaction avec la Bible basés sur l’IA — ont déjà vu le jour, notamment IlluminateBible.com, SiliconScripture.org, Bible.ai et les accompagnements à la lecture biblique générés par l’intelligence artificielle de OpenBible.info.

En tant qu’expert en théologie numérique, je crois que ces types de « BibleGPTs » continueront à progresser, à proliférer et, à terme, à devenir des systèmes propriétaires. Sur cette route, l’Église et ses responsables seront amenés à prendre des décisions cruciales quant au canon chrétien. Tout cela influencera la façon dont nous interpréterons la Bible et aura une incidence sur l’avenir de notre foi et de notre pratique.

L’interaction avec la Bible dirigée par l’IA générera de nouveaux problèmes.

Premièrement, les BibleGPT pourraient matérialiser ce que j’appelle les « canons concentriques ».Leurs bases de données nous obligeront à définir précisément quels écrits entrent dans nos traditions chrétiennes.

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L’Écriture est notre canon primaire. Lorsque les rouleaux manuscrits de l’Écriture furent reconnus comme des livres distincts, les premiers pères de l’Église eurent à confirmer quels écrits étaient canoniques et lesquels ne l’étaient pas.

De même, avec les bases de données de l’IA contemporaine, il faudra décider quels écrits et orientations confessionnelles feront partie des données utilisées par nos BiblesGPTs pour leur apprentissage. En un certain sens, ces sélections opéreront à la manière de canons secondaires, un peu comme les anneaux concentriques d’un tronc d’arbre.

Imaginez une base de données réformée, une base de données orthodoxe et une base de données anabaptiste ou catholique. Pour chacune d’elles, il faudra bien que quelqu’un décide quels écrits doctrinaux seront retenus (« canonisés ») et lesquels ne le seront pas. Qui décidera, et de quelle manière ? S’agira-t-il des leaders confessionnels au sein de chacune de ces traditions ? Ou des leaders dans le domaine technologique ? Ou peut-être des éditeurs de livres qui contrôlent la propriété intellectuelle ?

Les réponses à ces questions sont importantes. Il y aura forcément controverse autour de ces décisions.

Et même si la logique qui préside à l’entrée des données dans ces bases de référence peut être transparente aux yeux des créateurs, les utilisateurs n’auront probablement que peu ou pas de visibilité ou de moyens de comprendre comment et pourquoi tels ou tels écrits ont été considérés comme canoniques. Dans le passé, des écrits comme les Apocryphes et l’Évangile de Thomas ont soulevé de telles questions, mais ces nouvelles bases de données vont multiplier ces préoccupations de façon exponentielle.

Deuxièmement, les BibleGPTs pourraient créer divers métissages canoniques, car il devient plus facile pour les utilisateurs de mélanger diverses traditions et confessions chrétiennes.

Que penserait Jean Calvin de la gouvernance des mégaéglises ? Comment mère Teresa réagirait-elle à la prédication de l’évangile de la prospérité ? Que dirait Martin Luther de Martin Luther King Jr ? Des questions comme celles-ci, bien que potentiellement intéressantes, n’ont pas toujours de réponses claires dans la tradition de l’Église. Et pourtant, les systèmes basés sur l’IA ouvrent grand la porte à l’examen de telles questions hypothétiques, et aux spéculations à leur sujet.

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Le résultat pourrait être que les chrétiens se mettront à polémiquer sur une théologie spéculative plutôt que de chercher à comprendre en profondeur les divers courants et traditions historiques qu’un BibleGPT prétend représenter.

Nos traditions ont construit des crédos et des confessions incroyables, de véritables bijoux d’architecture sacrée renfermant des nuances pleines de sens et une fructueuse diversité. Pourtant, les BibleGPTs risquent de raser ces édifices et de les remplacer par une compréhension aplanie de la foi que n’importe qui peut parcourir rapidement.

C’est pour cela qu’il est important que les concepteurs d’IA intègrent dans ces systèmes une solide compréhension des traditions propres à chacune des Églises chrétiennes, afin qu’ils ne sèment pas la « confusion canonique » chez l’utilisateur.

Troisièmement, les BibleGPTs permettent aux utilisateurs de poser plus facilement des questions liées à la culture auxquelles la Bible n’a pas de réponse directe.

Que dit le livre du Lévitique à propos de l’intelligence artificielle ? La Bible est-elle de gauche ou de droite ? Ou, plus sérieusement, que dit la Bible au sujet des troubles du comportement alimentaire ou de la maltraitance des enfants ?

Des questions comme celles-ci, liées à la culture, sont très éloignées du contexte biblique d’origine. De telles questions peuvent ne pas être pertinentes ou simplement sortir du cadre de la Bible. Nous pourrions extrapoler de possibles réponses à partir des Écritures — c’est le travail des théologiens — mais il est important que les utilisateurs sachent faire la différence entre les intentions originales des auteurs et les applications potentielles de leurs écrits.

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Les questions liées à la culture sont d’abord un problème lié aux utilisateurs. Néanmoins, les concepteurs d’IA soucieux du royaume devront tenir compte de cette tendance lors de la création d’un BibleGPT. Autrement, la facilité à poser ce genre de questions hypothétiques pourrait aisément détourner les utilisateurs d’un travail biblique plus fructueux et diminuer leur capacité à juger de quelles questions sont pertinentes et profitables.

En réponse à certaines questions, les BibleGPTs pourraient en outre « halluciner » des hérésies.

Lorsqu’on pose à un BibleGPT des questions auxquelles la Bible ne répond pas directement, il est en mesure de produire des réponses qui inspirent confiance. Savoir si celles-ci sont en accord ou non avec des croyances bibliques orthodoxes est une autre question. En fait, un BibleGPT pourrait inventer une réponse totalement dépourvue de fondement factuel ou « halluciner » une déclaration hérétique. Et à partir de ces hallucinations, les utilisateurs pourraient se retrouver avec une théologie trompeuse ou déformée.

Tester des questions spéculatives peut générer des réponses intéressantes et offrir des arguments théologiques respectables, mais l’utilisateur ne peut savoir si la logique utilisée par le module pour aboutir à ses résultats est sûre. Ce n’est que lorsque les systèmes sont évalués sur des centaines ou des milliers de cas, et pas seulement sur quelques-uns, que leurs biais commencent à faire surface.

En fin de compte, les mauvaises questions mèneront à de mauvaises réponses. Et même si bon nombre de ces problèmes surviennent déjà dans les recherches sur internet, les modules conversationnels d’IA les amplifieront et rendront d’autant plus accessibles les réponses inexactes.

On espère que les utilisateurs de BibleGPTs feront preuve de discernement, mais je suppose que les pasteurs savent à quel point certains chrétiens sont susceptibles de poser de telles questions. Et si les BibleGPTs touchent ne serait-ce qu’une fraction des centaines de millions d’utilisateurs de YouVersion, ces cas extrêmes semblent inévitables.

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Quatrièmement, les traditions les plus florissantes l’emporteront.Étant donné que les GPT s’appuient sur des statistiques, la théologie à la plus forte probabilité statistique sera surreprésentée.

En effet, quels que soient les écrits ou les traditions confessionnelles présents dans les bases de données d’entraînement, les traditions les plus prolifiques obtiendront statistiquement le plus de visibilité. Cela signifie que les traditions les plus répandues domineront la discussion. Les prolifiques presbytériens évinceront les discrets quakers. Le concours de popularité qui a déjà lieu en ligne sera scellé dans nos bases de données.

Lorsque certains mettent en garde contre les « biais de l’IA », c’est notamment de cela qu’ils parlent. C’est pourquoi les responsables de diverses traditions chrétiennes devront réfléchir sérieusement aux auteurs et aux écrits qui seront introduits ou écartés dans toute base de données d’un BibleGPT. C’est une question de représentativité.

Mais il y a aussi un avantage potentiel à cela. Les BibleGPTs pourraient nous maintenir plus fermement enracinés dans la large orthodoxie historique en nous fournissant les meilleures réponses aux questions bibliques : celles les plus fréquemment citées et les mieux défendues au fil des siècles, plutôt que de proposer des réponses provenant de théologies marginales.

Et enfin, cinquièmement, les utilisateurs de l’IA courent le risque de se décharger de la lecture de la Bible.Les réponses à la demande pourraient remplacer tout effort pour se plonger dans le face-à-face avec le texte biblique.

Il y a quelque chose d’important au fait de lire la Bible elle-même et pour nous-mêmes. Quelque chose dans la façon dont elle nous entraîne dans son histoire et nous invite à nous poser des questions sur qui nous sommes vraiment. Les BibleGPTs pourraient accentuer le « réflexe Google » quand nous y recherchons instinctivement une réponse avant même d’avoir pris le temps de réfléchir à la question. Cette manière de faire nous laisse imaginer que la possibilité d’accéder aux Écritures et la connaissance des Écritures sont une seule et même chose.

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Le contenu biblique prédigéré et généré par les BibleGPTs n’est pas une autoroute de la formation spirituelle. Nous devons nous rappeler que le but ultime de la lecture de la Bible est la rencontre avec Dieu, laquelle nous transforme et nous équipe pour prendre part à ce que Dieu fait dans l’Église et dans le monde.

Les chrétiens peuvent participer à la résolution de ces problèmes.

Les BibleGPT peuvent très bien avoir leur place dans le royaume de Dieu, mais partout où ils s’opposent aux objectifs de l’Écriture elle-même, nous devons repenser leur conception et leur utilisation. Comment les façonner pour notre plus grand bien ?

Tout d’abord, il nous faut inverser le sens du questionnement.Les GPT serviront mieux les lecteurs de la Bible en générant plus de questions que de réponses.Nous devons laisser les BibleGPTs nous interroger.

En tant que chrétiens, nous croyons que c’est Dieu qui parle le premier. Pas Internet, ni nous. Le bibliste Scot McKnight écrit : « Nous pouvons dialoguer avec Dieu et la Bible et poser des questions, mais tout cela vient après avoir écouté. » Dieu nous nourrit de sa Parole. Eugene Peterson, s’inspirant du prophète Ézéchiel et de l’apôtre Jean, intitulait ainsi l’un de ses ouvrages : « Mange ce livre ». La Bible est une nourriture qui nous stimule et nous équipe pour les bonnes œuvres préparées d’avance pour nous (Ep 2.10).

Une façon d’inverser le sens de l’interrogation avec un GPT est de lui demander quelles questions tel ou tel passage biblique m’appelle à me poser. Le GPT peut judicieusement saisir certains des principaux enjeux que contient le texte biblique. Les questions qu’il en tire suscitent ma curiosité et m’invitent à approfondir le passage, à le lire de plus près, à réfléchir à ce qu’il dit et à la manière d’y répondre personnellement.

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Deuxièmement, l’IA doit être envisagée comme complément et non comme substitut des Écritures.

Inverser le sens de l’interrogation est une pratique dont les utilisateurs de BibleGPTs pourront tirer un grand profit. Mais ils doivent choisir de les utiliser ainsi, car ce n’est pas ce que font les GPT par défaut. Inverser le sens de l’interrogation maintient les lecteurs en éveil vis-à-vis de la nécessité de s’investir dans le texte biblique plutôt que de lui trouver des substituts.

Cette habitude maintient également les GPT dans leur rôle de simple outil qui ne doivent pas remplacer l’Écriture. Les chrétiens qui désirent vraiment rencontrer Dieu et être transformés par lui doivent prêter attention à ce qui leur sert de médiateur avec l’Écriture.

Troisièmement, les BibleGPTs devraient inciter les utilisateurs à pratiquer une approche plus holistique du texte biblique.

Vous souvenez-vous de ces vieux magnétoscopes qui clignotaient toujours sur 12:00 ? Rares sont ceux qui prenaient la peine de réinitialiser l’horloge après une coupure de courant. Les paramètres par défaut de toute technologie influenceront profondément nos choix et nos habitudes, car nous allons souvent au plus simple. C’est pour cela que la première question de chaque application est « Autorisez-vous les notifications ? ». Les créateurs d’applications savent qu’une fois ces paramètres enregistrés, les utilisateurs se départiront moins du chemin prescrit par la machine.

Mais les valeurs par défaut peuvent également susciter des habitudes positives. Un système GPT qui générerait par défaut des questions au lieu de réponses pourrait inciter les utilisateurs à approfondir la lecture de la Bible.

Quelles autres valeurs par défaut pourraient aider les utilisateurs à dépasser les questions liées à la culture et à suivre un régime de lecture de la Bible plus approprié ? Pourquoi ne pas incorporer comme valeurs par défaut le canevas de théologie systématique ou le guide herméneutique d’un penseur chrétien reconnu ? Quoi qu’il en soit, les valeurs par défaut idéales devraient guider les utilisateurs vers une expérience plus holistique des Écritures et de l’Église.

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Quatrièmement, ce que j’appelle des « canons consciencieux » pourraient contribuer à élargir l’horizon des lecteurs.

Les BibleGPTs pourraient élargir l’utilisateur à la diversité du christianisme si on parvenait à collecter et introduire les écrits des diverses traditions chrétiennes de manière réfléchie.

Si les « canons concentriques » figent les traditions chrétiennes dans des bases de données immuables, comment les GPT pourraient-ils alerter leurs utilisateurs sur les traditions qu’il représente ? Comment pourraient-ils faire prendre conscience de l’existence de différents points de vue ou mettre en valeur les traditions ou les sources d’où découlent leurs idées ? Cela pourrait se faire au moyen d’un rappel : « Étant le BibleGPT Quaker que je suis… ».

Il est vital de représenter équitablement toutes les traditions confessionnelles. Décider quels prédicateurs, quels auteurs, quels points de vue seront retenus ou laissés de côté mérite examen approfondi et attention minutieuse. Tout BibleGPT devrait recueillir les contributions du plus large éventail de voix de l’histoire chrétienne pour développer des questions théologiques. Ces voix devraient aller bien au-delà de notre seule confession.

Il n’est pas simplement question de bonne politique confessionnelle, mais de la manière dont nous, chrétiens, aimons nos voisins et nos ennemis comme Jésus nous l’a enseigné.

Cinquièmement, les BibleGPTs devraient se calquer sur les objectifs poursuivis dans la lecture de la Bible.

Le succès d’un BibleGPT ne se trouvera pas dans les intentions des concepteurs. Il dépendra des habitudes des utilisateurs. Pour cette raison, les concepteurs chrétiens d’IA doivent anticiper les types d’interaction entre les utilisateurs et leur BibleGPT. Diverses incitations et paramètres par défaut seront importants. Si tout système doit offrir de la liberté aux utilisateurs, il peut également les encourager à une expérience plus holistique de la lecture de la Bible.

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Les systèmes et les valeurs par défaut préprogrammées dans les BibleGPTs doivent être entraînés pour répondre aux objectifs inhérents à la lecture chrétienne des Écritures. Des BibleGPTs mal élaborés omettront de précieux éclairages et informations contextuelles dans leurs réponses, mais les plus aboutis approfondiront la signification et la compréhension des Écritures de leurs utilisateurs.

Les bases de données servant à l’apprentissage des GPT ont déjà absorbé de nombreux contenus à caractère chrétien, mais aussi bien des contenus toxiques. Dans sa récente thèse de doctorat, « Righteous AI », Gretchen Huizinga écrit que « la sagesse basée sur la foule ne reflète pas la sagesse divine. Elle accorde un poids égal aux sages et aux insensés et ignore l’absolu et le transcendant. »

Pour les chrétiens, le discernement sera vital.

Les chrétiens innovants ont de réelles possibilités de créer des BibleGPTs capables de rendre notre régime biblique plus sain et plus holistique. Mais cela nécessite des efforts réels dans la conception autant que dans la doctrine, dans la stratégie autant que dans la théologie.

En 1943, Winston Churchill disait : « Nous façonnons nos bâtiments, puis nos bâtiments nous façonnent. » De même, les systèmes d’IA que nous façonnons nous façonneront à leur tour pour les années à venir. Le paysage de notre relation avec la Bible est déjà en train de changer, l’horizon n’est plus le même qu’il y a un an à peine.

Si nous ne réfléchissons pas de manière proactive aux BibleGPTs, nous en récolterons les conséquences. Mais si nous sommes lucides et consciencieux dans leur conception, alors les possibilités seront incroyables. Les BibleGPTs les mieux conçus contribueront à ce que la Bible elle-même fait : encourager et stimuler les chrétiens dans une relation avec Dieu qui les transforme et les équipe pour la mission.

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Voilà pourquoi les chrétiens doivent aborder les BibleGPTs avec un soin tout particulier et une vision globale : l’avenir de la lecture de la Bible en dépend.

Adam Graber est consultant en théologie numérique et co-anime le podcast Device & Virtue.

Traduit par Philippe Kaminski

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