Le pardon est le cœur de l’histoire du salut et une vertu qui devrait caractériser tous les disciples de Jésus. Mais même le cœur de l’Évangile peut être tordu à des fins perverses par ceux qui cherchent à contrôler et à manipuler les autres.

Une de mes amies en a fait l’expérience. Elle a vécu une enfance difficile et a été maltraitée par plusieurs membres de sa famille, dont son père. Personne dans sa vie n’est intervenu ou n’a pris la parole pour dénoncer ces abus. À l’âge adulte, elle a enfin trouvé le courage de confronter ses agresseurs à leurs agissements. Mais ces gens ont détourné les Écritures et la saine théologie pour excuser leurs actes et exiger son silence.

Citant Éphésiens 4.32 et Colossiens 3.13, ceux qui avaient abusé de mon amie la pressaient ainsi de pardonner « comme Dieu pardonne ». Dieu nous pardonne en prenant sur lui notre punition, affirmaient-ils, et elle devait donc elle aussi « pardonner et oublier », renonçant notamment à dénoncer leurs crimes à la police. Après avoir d’abord « pardonné » à ses agresseurs, mon amie s’éloigna de sa famille. Celle-ci interpréta alors ses actes comme de l’amertume et du ressentiment, ce qui aggrava encore ses tiraillements moraux.

Elle n’est pas seule à avoir vécu ce genre de choses. Encore et encore, dans toutes les dénominations, on découvre des histoires sur la façon dont le « pardon » a été utilisé pour protéger les agresseurs et réduire au silence les victimes d’abus. Une fois que ce pardon forcé a été accordé, il semble impossible de se rétracter. C’est souvent la raison pour laquelle les agresseurs l’utilisent pour réduire leurs victimes au silence.

Comment éviter que le pardon ne se transforme en une arme entre les mains de personnalités abusives ? Je vois au moins quatre façons pour l’Église d’aider à empêcher que des agresseurs ne se servent d’un pardon trompeur contre les victimes tout en préservant la place centrale que le pardon authentique occupe dans la foi chrétienne.

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Premièrement, les Églises peuvent aider les rescapés d’abus à renforcer le sentiment de leur compétence et leur estime d’eux-mêmes. Depuis les années 1980, des chercheurs comme Judith Herman et Bessel van der Kolk ont montré comment les agressions sexuelles commises sur des enfants portent gravement atteinte à l’estime de soi et au sentiment d’indépendance des survivants. Sans un rétablissement substantiel de la conscience de ses propres capacités et de sa valeur personnelle — ce qui nécessite souvent des années, voire des décennies, de soutien affectueux, d’accompagnement et de travail intérieur — l’acte de pardon sera souvent vécu comme une obligation et constituera simplement une perpétuation de la maltraitance.

Ce n’est que lorsqu’une guérison significative a eu lieu et qu’un sentiment d’estime de soi et d’indépendance par rapport à l’auteur de l’agression a été retrouvé que le pardon peut devenir ce que Dieu a voulu. Comme le souligne le philosophe Nicholas Wolterstorff, l’expression du pardon signifie à l’auteur du mal qu’il nous a fait du tort et a injustement violé nos droits. Une colère appropriée contre les agresseurs et leurs crimes, qui présuppose un sentiment d’estime de soi, n’est donc pas incompatible avec le pardon, mais en fait partie.

Deuxièmement, nous devons comprendre que le pardon ne signifie pas l’absence de comptes à rendre ou de sanction pour le malfaiteur. Le fait de rendre justice est une démonstration de l’amour du prochain tel que l’entend la Bible.

Le pardon fait partie de la vertu de l’amour, cet accomplissement de la loi et ce don que Dieu nous fait par le Christ et la puissance de l’Esprit (Rm 13.8 ; Mt 22.34-40). Au début de son discours sur l’amour dans la lettre aux Romains, Paul fait à ses lecteurs une exhortation bien connue à vaincre le mal par le bien (12.21), à ne pas se venger et à laisser la place à la colère de Dieu (v. 19). Pour Paul, aimer son ennemi implique de renoncer à la vengeance personnelle. Toutefois, et c’est important, cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à ce que des comptes soient rendus.

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Dans Romains 13.4, Paul décrit le gouvernement comme le serviteur de Dieu chargé d’exercer sa colère sur les malfaiteurs. La maltraitance contre les enfants est un péché et un crime, et en tant que crime, c’est un problème de société. Les crimes exigent que le gouvernement — représentant du peuple et serviteur de Dieu — demande des comptes à l’auteur du crime. En d’autres termes, laisser place à la colère de Dieu et demander au gouvernement, en tant que serviteur de Dieu, d’appliquer une sentence exprimant cette colère sont tout à fait compatibles l’un avec l’autre.

En réalité, dénoncer une agression sexuelle est un acte d’amour. Pour les rescapés, le fait de dénoncer le crime souligne qu’ils ont de la valeur aux yeux de Dieu et que ces abus sont injustes. Cela corrige le déséquilibre des pouvoirs installé par la dynamique de l’abus. Une sentence juste fait échec à ce que Daniel Philpott appelle « la victoire permanente de l’injustice du malfaiteur ». En condamnant les actes d’un agresseur, la société donne raison aux rescapés qui ont été lésés par de tels agresseurs.

La dénonciation d’un délit peut également être un acte d’amour pour la société dans son ensemble, car elle empêche l’agresseur de nuire à d’autres personnes. Et elle peut aussi être un acte d’amour envers l’agresseur, car elle l’oblige à rendre des comptes et l’invite à se repentir.

Troisièmement, il est possible de désamorcer une mauvaise utilisation du pardon en comprenant mieux ce qu’est la réconciliation. L’accent mis sur la réconciliation est souvent utilisé par un agresseur pour malmener la conscience de la victime et la réduire au silence. La réponse appropriée à l’injustice n’est pas d’abord la réconciliation, mais la repentance.

La véritable réconciliation, lorsqu’elle est possible, exige que soit pleinement reconnu le mal des abus et le préjudice qu’ils causent, que soit manifesté un réel repentir pour le mal commis et qu’un dédommagement soit offert à la victime. Ces choses n’empêchent pas la réconciliation, elles en sont la condition préalable. Si les agresseurs refusent d’être confrontés aux abus qu’ils ont commis, cela signifie qu’ils n’ont pas encore pleinement accepté la dignité de leurs victimes, le mal qu’ils ont provoqué et la douleur qu’ils ont causée.

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Il en va de même dans notre relation avec Dieu. Nous ne nous épanouissons en tant qu’êtres humains que lorsque nous reconnaissons le mal que nous avons commis envers Dieu, que nous nous en repentons activement et que nous en offrons réparation en remettant notre vie entre les mains du Seigneur (Pr 28.13).

Ce n’est que par la repentance que nous faisons l’expérience du pardon de Dieu et que nous nous préparons pour le jour où nos péchés — passés, présents et futurs — n’entraveront plus en rien notre relation avec le Seigneur. Ceux qui tentent de forcer leurs victimes à pardonner ne font pas qu’abuser à nouveau de celles-ci, ils manipulent également les Écritures, violent la pratique chrétienne et se privent de leur véritable bien : la reconnaissance de leur responsabilité, la repentance et la réparation.

Finalement, un malfaiteur véritablement repenti reconnaît que le pardon est un cadeau immérité qui doit être offert librement par la partie lésée. Celui qui a commis un péché ne peut exiger le pardon de Dieu ou d’un de ses semblables. Dans le cas contraire, il s’agira toujours de coercition.

Et Dieu n’agit pas ainsi envers les personnes vulnérables. Au contraire, il promet de les défendre, de les guérir et de les inviter à entrer dans la plénitude de son royaume (Ps. 37.27-29). L’Église doit témoigner de cette bonne nouvelle, afin que le pardon ne soit pas utilisé pour dissimuler le péché et faire taire les victimes.

Wilco de Vries est professeur assistant à l’Université théologique d’Utrecht|Kampen aux Pays-Bas et chercheur à la Duke Divinity School, en Caroline du Nord. Ce texte est adapté d’une présentation faite lors du « Symposium on Faith and Flourishing: Preventing and Healing Child Abuse » organisé à Harvard. Speaking Out est la rubrique invités de Christianity Today.

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