La version française de cet article a fait l’objet d’une mise à jour.

Depuis plusieurs années, la péninsule de Crimée se trouve au cœur de ce que certains ont décrit comme la plus grande crise internationale du 21e siècle. Mais ce n’est pas la première fois que la région joue un rôle aussi important dans les affaires internationales. Si l’événement reste probablement inconnu d’une bonne partie du grand public, ceux qui se sont un peu intéressés à l’histoire ont probablement déjà entendu parler du grand conflit que l’on appelle la guerre de Crimée (1853-1856).

On se souvient souvent aujourd’hui de ce conflit pour les travaux héroïques de l’anglaise Florence Nightingale qui posa alors les bases des soins infirmiers modernes. En réalité, cette guerre mériterait d’être bien mieux connue pour le moment charnière dans les affaires religieuses européennes qu’elle a été. En négligeant le caractère religieux de cet événement — et son origine chrétienne — nous passons à côté d’enjeux majeurs de la géopolitique moderne, au Proche-Orient et au-delà.

Compte tenu de la date de cette guerre, l’accent religieux pourrait sembler tout à fait anachronique. Il s’agissait, après tout, d’une lutte bien moderne entre les grandes puissances de l’époque : la Grande-Bretagne, la France et l’Empire ottoman opposés à la Russie tsariste. La guerre fut menée avec des technologies très modernes, notamment les chemins de fer et les télégraphes, sans parler d’une artillerie extrêmement meurtrière. Quelque 800 000 personnes y périrent, dont près de la moitié de maladie, soit au moins autant de décès que lors de la guerre civile américaine de la décennie suivante.

Pourtant, les causes de la guerre semblent appartenir à une époque strictement prémoderne et l’excellent récit qu’en fait l’historien Orlando Figes y voit « la dernière croisade ». Comme à l’époque médiévale, cette guerre est née de la situation des chrétiens sous domination musulmane au Moyen-Orient et plus particulièrement de la question du contrôle des lieux saints de Jérusalem.

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À partir du 15e siècle, la puissance musulmane dominante était l’Empire turc ottoman, qui régnait sur des millions de chrétiens : Arméniens, Grecs, Slaves et autres. Alors que la puissance ottomane s’effondre, les nations chrétiennes européennes exercent une forte pression sur ses frontières qui se rétrécissent et annexent des parts de son territoire. À partir des années 1770, le principal prédateur est la Russie orthodoxe, qui ne tarde pas à établir son contrôle sur la région de la mer Noire et à s’enfoncer dans le Caucase. Les Russes ont également exigé et obtenu à l’époque le droit de protéger les lieux saints, qui devaient être placés sous la surveillance des orthodoxes.

Avec le temps, les Russes auraient sans doute mis la main sur l’ensemble du royaume ottoman si d’autres puissances, notamment la Grande-Bretagne, n’avaient pas redouté la création d’une superpuissance russe s’étendant de l’Arctique à l’océan Indien. Ainsi, la Grande-Bretagne devint le protecteur et garant d’un régime ottoman corrompu et défaillant. Cet équilibre international de la terreur permit à l’Empire ottoman de subsister jusqu’au 20e siècle.

Le statu quo fut cependant déstabilisé en 1852 par l’avènement d’un nouveau régime français sous la direction de Napoléon III, parvenu au pouvoir à la suite d’un coup d’État. Confronté à de profondes divisions à l’intérieur du pays et désireux de prouver sa légitimité, il chercha à asseoir sa position en provoquant une crise internationale. Pour ce faire, il exploita les querelles entre orthodoxes et catholiques à Jérusalem, des combats de rue épouvantables et grossièrement indignes menés par le clergé des deux camps, qui dégénéraient parfois en véritables émeutes.

En 1846, une de ces batailles cléricales fait 40 morts. En 1853, Napoléon exige des Ottomans qu’ils placent les lieux saints sous le contrôle de l’Église catholique romaine et appuie ses demandes par une expédition navale. Sans entrer dans tous les détails de la diplomatie tortueuse qui s’ensuit, la guerre éclate en octobre 1853. Et oui, à l’ère des machines à vapeur et de la révolution industrielle, c’est encore pour des motifs religieux que la moitié de l’Europe entra en guerre.

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Dans l’histoire européenne, on pourrait avoir tendance à supposer que le rôle de la religion dans la politique et la guerre s’est affaissé bien plus tôt qu’il ne l’a réellement fait. Certes, les guerres de religion se concentrent pour l’essentiel aux 16e et 17e siècles. Mais la plupart des États du continent sont restés ouvertement chrétiens jusqu’à la Première Guerre mondiale et au-delà, et la plupart connaissaient une forme d’église d’État. Lorsque des guerres éclataient, les gouvernements et les églises présentaient la cause de leur nation en termes religieux, voire apocalyptiques, dépeignant leurs ennemis (généralement chrétiens) comme l’engeance de Satan. En Angleterre, la guerre de Crimée fut la dernière pour laquelle le gouvernement proclama officiellement des journées nationales de prière, de jeûne et d’humiliation.

La grande exception en matière de place de l’Église est la France, où les traditions républicaines laïques ont marqué le paysage. Pourtant, c’est bien la France de Napoléon III qui endossera le rôle de croisé catholique pour provoquer un bain de sang sur le continent. Même plusieurs décennies après le siècle des Lumières, on aurait tort de négliger le rôle du christianisme dans la politique et l’organisation de l’État en Europe.

Cela n’a jamais été aussi vrai que dans la Russie tsariste, où, jusqu’en 1917, la politique n’a jamais perdu son caractère apocalyptique et messianique. Lorsque l’Empire byzantin tombe aux mains des Turcs en 1453, la Russie moscovite estime reprendre le flambeau. Deux Rome sont tombées, proclament les tsars, une troisième se tient debout et il n’y en aura jamais de quatrième. En tant que troisième Rome, Moscou se voyait comme l’héritière des espoirs qui entouraient le glorieux nom de Byzance, y compris les rêves et visions véhiculés par divers textes tels que l’Apocalypse apocryphe de Daniel. Dans cette tradition, un futur Constantin devait libérer le monde chrétien orthodoxe des fils de Hagar de plus en plus souvent identifiés aux Ottomans musulmans. Au plus fort des guerres turques, dans les années 1770, la Grande Catherine baptise l’un de ses petits-fils Constantin.

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Tout au long du 19e siècle, même des hommes d’État russes apparemment rationnels et peu religieux prolongèrent cette idée d’une destinée messianique de leur nation appelée à défendre l’orthodoxie contre les musulmans et les catholiques. Rien n’empêchera cet empire de libérer les chrétiens des Balkans et d’étendre ensuite son pouvoir sur l’Anatolie, la Syrie et la Palestine. Certaines paroles du pseudo-Daniel guidaient encore les actions russes en 1914.

De toute évidence, les politiques russes reflétaient des motifs à la fois religieux et séculiers, et ces deux forces se sont combinées inextricablement pour conduire à cette version russe de la « destinée manifeste » américaine. Lorsque les Russes annexèrent la Crimée en 1783, ils le firent parce qu’ils avaient ainsi la possibilité de projeter leur puissance dans la région de la mer Noire et pourraient désormais construire des bases navales en eaux chaudes. Au 19e siècle, Odessa est une ville en plein essor, le pendant russe de San Francisco à cette époque. Sébastopol devient une puissante forteresse navale. Mais les Russes considéraient aussi que l’extension de leur pouvoir sur ce qui avait autrefois été des terres musulmanes prouvait la véracité de leur vision nationaliste et religieuse d’eux-mêmes. Dans les années 1850, ils perçurent bien la menace politique et religieuse mortelle que représentait l’invasion par des forces étrangères de la Crimée, ce territoire sacré désormais reconquis.

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Le pouvoir tsariste a disparu depuis longtemps et le régime soviétique qui lui a succédé n’avait guère de temps à consacrer à ces visions mystiques chrétiennes. Cependant, avec la fin des rêves soviétiques, les Russes se sont à nouveau tournés vers les racines religieuses de l’idéologie nationale. Les régimes postsoviétiques ont travaillé en étroite collaboration avec l’Église orthodoxe, qui s’est montrée très heureuse de soutenir un gouvernement fort et de bénir les événements nationaux. En retour, l’État a aidé l’Église à reconstruire de nombreuses cathédrales et monastères orthodoxes. Depuis plusieurs décennies, l’État et l’Église s’efforcent même de reconstituer la présence russe, autrefois importante, dans les lieux saints, même si c’est aujourd’hui bien sûr sous contrôle politique israélien.

Il n’était donc guère surprenant de voir cette nouvelle sainte Russie étendre son bras protecteur sur le régime de Bachar el-Assad traditionnellement soutenu par les chrétiens en Syrie. Depuis 250 ans, les régimes russes se revendiquent comme protecteurs des chrétiens de cette région.

Il serait réjouissant que les États-Unis et l’Europe tiennent pleinement compte de ces facteurs religieux dans leur réponse à la crise actuelle en Ukraine. Réjouissant, mais peu probable.

Philip Jenkins est professeur d’histoire à l’université Baylor.

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