En mai 2023 le gouvernement italien convoquait une réunion d’urgence pour faire face à la hausse du prix des pâtes. Les Italiens étaient également frappés au portefeuille par les prix élevés du gaz naturel qui permet de faire bouillir l’eau de la marmite. En 2022, le gouvernement italien avait d’ailleurs recommandé aux cuisiniers de réduire la durée d’ébullition de l’eau des pâtes comme « geste vertueux » d’économie.

Ce n’était qu’un symptôme des récentes flambées de prix qui compliquent l’accès à notre pain quotidien. L’inflation frappe partout dans le monde et entraîne des pressions diverses sur les ménages. Aux États-Unis, le coût du style de vie moyen est plus de deux fois supérieur à ce qu’il était en 1990. Au Ghana, où l’inflation est peut-être la plus élevée d’Afrique, les denrées alimentaires coûtent deux fois plus cher qu’il y a un an. Son dernier taux d'inflation annuel était supérieur à 50 % par an. Les mites et la rouille ont dévoré…

Mais d’autres pressions s’exercent sur les consommateurs pour qu’ils se montrent plus économes, avec notamment un souci de réduction des déchets. Par exemple, les États-Unis jettent environ 13 millions de tonnes de vêtements par an. Et tandis que certains souffrent de la faim, près d’un tiers des terres cultivées dans le monde produisent des denrées qui ne profiteront ni aux humains ni aux animaux. Ajoutez à cela qu’environ 14 % des aliments sont jetés avant même d’arriver dans un magasin.

Pour qui regarde aux coûts de notre consommation, notre négligence et nos excès semblent clairement problématiques. Une réponse à ces tensions entre richesse, gaspillage et besoins semble toujours porter le sceau de la vertu : l’économie.

L’économie est une réponse à nos dilemmes, aux choix que nous devons souvent faire entre conserver ou manger notre part. Il s’agit de consommer moins, d’acheter moins ou de dépenser moins afin de réorienter les ressources. Se montrer économe peut permettre de gérer un petit budget ou des dépenses importantes, par exemple en faisant en sorte que l’argent économisé grâce à des vêtements de seconde main serve à acheter des fruits frais.

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Mais il peut aussi s’agir d’un moyen d’éviter le gaspillage, de gagner en liberté financière pour l’avenir ou de préserver les ressources pour une autre génération. Cette forme de modération peut même être une question de gestion de l’image, afin de se parer de qualités enviables dans un contexte où l’extravagance ou la richesse outrancière est regardée avec suspicion.

Mais la faculté de se montrer économe est-elle vraiment la vertu que l’on croit souvent ?

L’économie est depuis longtemps associée à l’héritage chrétien : elle fait partie de l’éthique protestante du travail décrite par Max Weber, des vœux de pauvreté prononcés dans les ordres religieux catholiques et orthodoxes et constitue l’une des caractéristiques les plus reconnaissables des mennonites et d’autres anabaptistes.

« Le mouvement protestant découle d’un débat sur l’argent », explique Clive Lim, un investisseur et entrepreneur qui a coécrit plusieurs ouvrages sur les chrétiens et l’argent. Il rappelle l’indignation des protestants face aux pratiques de l’Église catholique romaine en matière de revenus et de dépenses. Mais il souligne également l’importance de l’épargne dans les enseignements des dissidents. Pour les réformateurs et leurs successeurs, « quelle que soit votre richesse, vous devez vivre simplement. La frugalité est valorisée. »

Tel était en tout cas le cas, selon Lim, jusqu’à ce que, au cours des cent dernières années, la forte consommation soit associée à l’idée que nous nous faisons d’une économie saine.

Il va presque sans dire qu’il est bon de vivre selon ses moyens et que lorsque ces moyens sont faibles ou que les besoins les excèdent — une situation dans laquelle se trouvent de nombreuses personnes aujourd’hui — se montrer économe est une solution responsable et pieuse. Cette pratique est néanmoins contre-culturelle dans de nombreux pays. « Je pense qu’aujourd’hui, nous sommes mis au défi de la frugalité », dit Lim.

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Si, comme il le souligne, cette forme de modération est un enjeu spirituel, alors il importe que nous apprenions à faire preuve de parcimonie là où cela est nécessaire (et à vivre cela d’une manière conforme à notre recherche du royaume de Dieu et de sa justice). Mais certaines tendances communes nous barrent souvent la route, en particulier notre crainte de nous voir imposer une vie inconfortable et notre empressement à faire de l’argent le critère de toute valeur et la seule solution à nos grands problèmes.

Les enseignements de Jésus que les Évangiles nous ont transmis ne mentionnent pas directement le fait d’être économe, à moins que l’on ne comprenne ainsi sa recommandation de ne pas jeter de perles aux pourceaux (Mt 7.6) ou l’ordre donné à ses disciples de rassembler les restes de la nourriture miraculeusement fournie aux 5 000 hommes (« afin que rien ne se perde », Jn 6.12). Mais Jésus mentionne fréquemment l’argent et la manière de le gérer.

Victor Nakah, directeur international de Mission to the World pour l’Afrique subsaharienne, explique qu’une grande partie de l’enseignement de Jésus sur l’argent peut être résumée comme suit : « Lorsque vous êtes obsédés par les choses matérielles ou que vos besoins matériels vous submergent, vous vous comportez alors comme si vous ne faisiez pas partie de la famille de Dieu. »

Outre ses enseignements et ses paraboles sur l’argent et les soucis, Jésus n’avait pas de demeure permanente (Mt 8.20) et son argent se trouvait dans un fonds collectif (que Judas ponctionnait, Jn 12.6). Celse, un philosophe grec du deuxième siècle, aurait qualifié de « honteux » le style très modeste de vie de Jésus.

Lorsque Jésus parle d’argent et de biens, il est difficile d’échapper à l’impression que dépendre de la richesse lui semble aussi stupide que de placer ses espoirs dans la valeur d’une collection de poupées et que c’est par compassion qu’il réconforte plutôt qu’il ne tourne en dérision ceux qui sont préoccupés par l’argent. Mais s’il le fait, c’est aussi parce qu’il est conscient que ceux-ci courent le danger d’adorer un faux dieu peu fiable et dévorant.

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L’enseignement de Jésus vise à ce que ceux qui espèrent leur salut en Mammon se tournent vers Dieu, à ce que ceux qui poursuivent ce qui se flétrit se réorientent vers ce qui a une valeur éternelle. Comment adoptons-nous le regard de Jésus sur notre richesse, notre statut, notre apparence, nos engagements, nos obligations et nos priorités financières ? L’économie serait-elle le moyen de bien faire le tri ?

Je me souviens très bien de mes premiers essais à vélo. Lorsque j’ai enfin trouvé l’équilibre nécessaire pour avancer pendant quelques secondes, mon cher frère s’est mis à trottiner sur mon chemin. Il y avait suffisamment de place pour nous deux sur le trottoir, mais j’ai foncé droit sur lui et nous nous sommes retrouvés tous les deux en pleurs sur la pelouse.

Aujourd’hui, je sais que la raison pour laquelle je n’ai pas pu l’éviter est ce que l’on appelle la « fixation sur l’obstacle » : nous nous dirigeons vers ce sur quoi nous sommes concentrés, même s’il s’agit précisément de ce que nous tentons d’éviter.

Jésus ne cesse de nous dire de détacher nos yeux de l’argent. Et dans de nombreux endroits et à de nombreuses époques — y compris dans l’Église aujourd’hui — nous voyons les gens tomber dans le piège qui consiste à exiger de plus en plus de choses pour se sentir bien. Mais à l’inverse, nous pensons trop souvent que le changement que nous devons opérer est de passer de la convoitise de l’argent à l’évitement de l’argent. De cette manière, l’économie peut aussi devenir une cible sur laquelle nous nous fixons et qui nous déroute pour nous ramener tout droit à Mammon.

Les paroles de Jésus à ses disciples montrent qu’il désapprouve le fait d’amasser de l’argent, de faire de la richesse la pierre angulaire d’une vie et de croire que nous serons ainsi à l’abri. Mais nous oublions parfois un autre aspect des enseignements de Jésus : l’importance de la direction vers laquelle nous focalisons notre attention.

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Alors que des chrétiens du monde entier traversent une période d’inconfort — ou pire — dans leur budget familial, même le souci d’économie peut les rapprocher dangereusement des erreurs souvent associées à la cupidité. Toute perspective qui filtre la réalité à travers l’argent déforme notre échelle de valeurs. Pourtant, la concordance entre notre échelle de valeurs et celle de Dieu est un élément essentiel de notre vie de disciple.

L’argument de l’économie peut faire passer l’austérité pour une vertu. Une histoire d’ascètes de l’Église primitive raconte qu’un moine du 4e siècle, Macaire, reçut un jour une grappe de raisin et l’envoya à un autre moine, qui l’envoya à un autre moine, et ainsi de suite. Chacun avait envie de raisins, mais aucun n’en mangea. Ils retournèrent finalement à Macaire, peut-être un peu ridés, qui ne les mangea toujours pas. Les moines firent ainsi la preuve de leur capacité à renier leurs appétits.

Ce reniement pourrait témoigner d’une croyance que les possessions sont comme des patates chaudes dont il faudrait se défaire avant qu’elles ne nous ruinent. Jésus a appelé au moins une personne à traiter l’argent de cette manière (Mt 19.16-22). Mais loin de résoudre l’obsession de l’argent et des biens, cette manière de vivre avec le moins possible peut conduire au misérabilisme.

Lucinda Kinsinger, mennonite et récente autrice de Turtle Heart, dit : « Si vous vous concentrez sur l’économie pour le plaisir d’être économe, vous finirez par être un radin. Si notre objectif est d’être un bon gestionnaire, alors nous sommes sur le bon chemin. » Si l’économie est un moyen d’accumuler des réserves en vue d’être plus riche à l’avenir, nous devrions questionner notre objectif.

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L’ascétisme ne semble cependant pas être le premier danger spirituel que nous courions à l’heure actuelle. Au contraire, nous semblons surtout trop préoccupés de conserver ce que nous avons, qu’il s’agisse de peu ou de beaucoup.

De nombreux évangéliques américains connaissent la Financial Peace University de Dave Ramsey, qui affirme avoir formé près de 10 millions de personnes, souvent dans des églises. Ce programme et d’autres cours de ce type permettent d’apprendre aux gens comment bien dépenser et épargner, ce qui constitue à la fois un réel soulagement et un moyen de gérer les ressources de manière responsable. Mais pratiquer la dîme et l’épargne tout en mangeant des « haricots et du riz », comme le préconise Ramsey, peut encore cohabiter avec le culte de Mammon. Le changement de nos pratiques financières doit s’accompagner d’un changement dans notre cœur et ce vers quoi nous orientons notre attention.

Nulle part Jésus ne dit que vivre en dessous de ses moyens est un moyen de parvenir à la paix. La paix ne provient pas d’une sage gestion financière, même si celle-ci inclut la pratique de la dîme.

Jésus dit au jeune homme riche : « va vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » (Mc 10.21) À la foule sur la colline, il dit : « Vendez ce que vous possédez et faites don de l’argent. » (Lc 12.33) Ces enseignements de Jésus sont peut-être l’un des plus grands défis auxquels se heurtent les chrétiens du monde entier.

Palmer Becker, auteur de l’ouvrage Anabaptist Essentials, considère l’histoire du jeune riche comme un résumé de l’enseignement de Jésus sur l’argent. Ce n’est cependant pas l’approche chrétienne la plus répandue.

Karen Shaw, autrice de Wealth and Piety: Middle Eastern Perspectives for Expat Workers, explique que lors de ses recherches sur les perceptions de l’argent au Moyen-Orient, l’idée d’une pauvreté volontaire était stupéfiante pour les personnes qu’elle a interrogées. Une très petite minorité de chrétiens interrogés était familière avec l’idée de pauvreté volontaire chez les chrétiens modernes.

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En Occident, où les gens sont plus habitués à cette idée, Shaw déclare : « J’ai assisté à bien des études bibliques à propos [du jeune homme riche] où toute la discussion porte sur les raisons pour lesquelles cela ne s’applique pas à nous, ou comment nous pouvons y échapper. »

Il nous arrive de tenter d’externaliser notre devoir de prendre soin des pauvres, ou même de donner tout court. Victor Nakah s’inquiète du fait que les chrétiens attendent la pauvreté volontaire de la part des pasteurs et des missionnaires, mais pas d’eux-mêmes, pensant que ce sont les chrétiens qu’ils perçoivent comme plus vertueux qui pourront supporter le fardeau de vivre avec peu.

Mais, selon Nakah, il s’agit d’une interprétation erronée à plus d’un titre. Non seulement nous devons tous donner, mais « il n’y a pas de vertu dans la pauvreté. La plupart des gens luttent parce qu’ils pensent que la Bible enseigne que nous devrions être pauvres. »

Les paroles de Jésus demandant de vendre ce que nous possédons et de donner aux pauvres ne s’adressaient pas seulement aux riches. Clive Lim a grandi dans la pauvreté et la promiscuité et explique qu’il lui a été difficile de ne pas considérer l’argent comme une source de sécurité. Mais en tant que chrétien, dit-il, « il faut laisser le passé derrière soi » et distinguer ce qui est suffisant de ce qui est superflu.

Image: Illustration de Daniel Forero

Ce que Jésus ordonne, « ce n’est pas simplement de réduire la voilure », déclare Shane Claiborne, cofondateur de Red Letter Christians et membre de The Simple Way, qui encourage les voisins à vivre dans une communauté de partage, comme le faisaient les premiers chrétiens. Claiborne affirme qu’une gestion véritablement chrétienne des ressources est plus radicale que ce à quoi nous sommes souvent préparés, plus radicale que de se montrer économe. C’est le contraire de l’envie ; c’est agir en fonction du désir de subvenir aux besoins des autres à partir de ce que nous avons.

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Et pourtant, il y a une différence entre les commandements de Jésus au jeune homme riche et à la foule : Jésus ne demande pas forcément à la foule de tout vendre.

Lim analyse : « Tous les chrétiens, je crois, sont appelés à subvenir aux besoins des pauvres. Nous sommes censés vendre ce qui nous est précieux pour nous libérer de l’emprise des biens et, en même temps, faire le bien. La question est de savoir quelle proportion de nos biens nous devons vendre. Le jeune riche de Luc 18 s’est vu dire de tout vendre, mais Zachée n’a promis que la moitié [aux pauvres] et cela a suffi à Jésus. Il s’agissait plutôt de savoir ce qu’il fallait faire pour briser l’emprise de l’argent. »

Le moyen le plus simple de nous défaire de nos obsessions financières n’est-il pas de se débarrasser de l’argent et de la nécessité de le gérer ? Nous pourrions le dépenser ou le mettre en commun avec d’autres, en laissant quelqu’un de plus sage prendre les décisions. Se débarrasser de notre argent ne nous déchargera pas pour autant de nos responsabilités. Jésus s’en prend à ceux qui dérobent leur argent à leurs obligations familiales en prétendant que celui-ci serait mis à part pour Dieu ; pour lui, il n’est pas plus saint de consacrer toute sa fortune à des causes religieuses que de s’occuper des personnes à notre charge (Mc 7.9-13).

Mis bout à bout, les enseignements de Jésus semblent dire que notre responsabilité de bien gérer nos richesses demeure, même si nous sommes également appelés à en faire don. Suivre Jésus ne consiste pas seulement à se débarrasser de ses biens et de son argent — en les jetant dans un puits ou en les faisant fondre.

Il n’y a pas non plus de montant spécifique qui fasse de nous de bons chrétiens. La Bible nous montre que ce n’est pas le caractère extrême d’un acte de service ou d’abnégation qui plaît à Dieu. « Et si je distribue tous mes biens aux pauvres […], mais que je n’ai pas l’amour, cela ne me sert à rien », dit 1 Corinthiens 13.3.

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« Nous devons être guidés par l’amour de Dieu et l’amour du prochain », souligne Shane Claiborne. L’amour chrétien est impatient de « s’assurer que tout le monde puisse faire l’expérience des dons de Dieu ». Si nous ne ressentons pas le désir de partager, dit Claiborne, nous devrions nous interroger sur ce qui se passe réellement dans notre cœur.

En d’autres termes, lorsque nous essayons d’obéir aux enseignements de Jésus sur l’argent en recherchant un pourcentage ou un montant que nous pourrions appliquer à chaque chrétien, nous sommes toujours focalisés sur l’argent.

Henry Kaestner, entrepreneur et auteur de Faith Driven Investing, affirme que, tout comme les excès injustifiés, les dépenses auxquelles on ne prête pas attention sont spirituellement dangereuses. Il estime que, bien souvent, « vos idoles sont celles pour lesquelles vous pouvez dépenser de l’argent librement ». Claiborne avertit que nous devrions nous méfier d’une attitude défensive face aux questionnements sur ce que nous possédons ou ce pour quoi nous dépensons de l’argent, car il y a là un potentiel indice d’idolâtrie. La gestion chrétienne de l’argent devrait donc être accompagnée de prudence, même si nos yeux sont fixés sur Jésus.

Mais il y a une autre idée trompeuse, qui, à mon avis, relève moins d’un problème spirituel que d’un défaut de réflexion. Nous imaginons qu’il n’y a qu’une quantité limitée de richesses disponible pour pourvoir à tous les besoins du monde.

Si tel est le cas, un chrétien ne pourrait se permettre le gaspillage de dépenser pour autre chose que des urgences. Comme certains chrétiens au cours de l’histoire, nous pourrions croire qu’une juste pratique de la charité absorbera tout le reste. La nécessité de se montrer économe devient alors la lentille à travers laquelle nous percevons toutes choses. L’adoration, l’amusement ou tout ce qui n’est pas strictement nécessaire apparaît comme du gaspillage.

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Judas — bien que peu sincère — s’inscrit dans cette perspective lorsque Marie de Béthanie verse son parfum sur les pieds de Jésus : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum 300 pièces d’argent pour les donner aux pauvres ? » (Jn 12.5)

La première fois que j’ai lu Beowulf, j’ai été frappée par l’une des dernières scènes du poème où Beowulf, honoré pour avoir apporté la richesse à son peuple, est enterré avec un trésor. « L’or sur le gravier, où ores encore il existe, aussi inutile aux mortels qu’il le fut avant. » Je me suis arrêtée et me suis posé la question : à quoi servait cet or, au fait ? Il ne pouvait permettre d’apporter des antibiotiques à ces peuples de la mer du Nord. Rien de ce que Beowulf pouvait acheter n’aurait pu aider leurs enfants à naître en toute sécurité. Même les plaisirs sans importance étaient impensables à l’époque : l’argent de Beowulf n’aurait pas permis d’acheter des vêtements rembourrés, des cafés à la cardamome ou des pêches.

Aujourd’hui, notre argent permet d’acheter toutes ces choses et bien d’autres encore. Il y a plus de valeur disponible sur Terre.

Cette possibilité de créer de la valeur signifie que des projets coûteux comme la construction d’une cathédrale n’empêchent pas nécessairement qu’un autre obtienne un salaire équitable ou un vaccin. La richesse ressemble davantage à du levain qu’à une miche de pain. Même en termes non chrétiens, l’argent n’est pas aussi limité que nous le pensons parfois.

Jésus ne souscrit pas à l’objection de Judas selon laquelle Marie aurait dû vendre son parfum et en donner le produit aux pauvres.

« Laisse-la tranquille », répond-il. « Elle a gardé ce parfum pour le jour de mon ensevelissement. En effet, vous avez toujours les pauvres avec vous, tandis que moi, vous ne m’aurez pas toujours. » (Jn 12.7-8)

En d’autres termes, son hommage (et sa nature prophétique) était un motif valable pour dépenser une année de salaire. Et ce geste extravagant ne limitait pas la capacité de quiconque à s’occuper des pauvres ; si le cœur de Judas lui permettait de donner, il avait toujours la possibilité de le faire.

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Ce n’est pas que le gaspillage ne soit pas un problème. C’en est un. Jésus en parle aussi. Il y a, bien sûr, le fils prodigue qui gaspille son héritage. Dans une autre parabole, un homme riche punit également l’un de ses intendants qui n’a pas investi son argent de manière rentable (Mt 25.14-30).

« Le gaspillage est une mauvaise chose. Personne ne veut voir un intendant gaspiller », explique Henry Kaestner. Mais échapper au gaspillage ne consiste pas tant à s’assurer qu’un investissement est rentable qu’à agir fidèlement dans ses dépenses et à comprendre la valeur réelle de ce que nous pouvons acheter.

Il existe un danger connexe, celui de dépendre de l’argent comme d’une solution à tous nos problèmes. Certes, si vous voulez, par exemple, payer des salaires plus élevés à vos employés, avoir plus d’argent apportera généralement la solution, moyennant une bonne gestion des questions fiscales. Mais si vous voulez répondre aux difficultés de logement, réduire la corruption ou mettre fin à un conflit, certains aspects de ces problèmes sont insensibles à une injection d’argent et d’autres y réagissent comme le feu à l’huile.

Clive Lim s’en est rendu compte lorsqu’il a financé des projets destinés à aider d’autres gens. « Au début, je pensais que l’argent était la solution », dit-il. « Je jetais de l’argent par les fenêtres et j’espérais que le problème disparaîtrait. » Mais les problèmes revenaient. Aujourd’hui, il sait que « l’argent n’est pas une panacée. C’est une forme de narcotique. Il ne résout pas les problèmes plus profonds. L’argent permet d’éviter la douleur. » Il continue à donner, mais il sait maintenant qu’il faut des idées plus créatives pour vraiment faire la différence.

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L’argent ne doit pas être la seule solution chrétienne, la « réponse à tout », comme le dit le cynique de l’Ecclésiaste (10.19).

Il est nécessaire et responsable de prêter attention à une sage gestion et à l’absence de corruption lorsque nous donnons par l’intermédiaire d’organisations. Mais l’accent mis sur une gestion économe peut aussi nous faire perdre de vue l’utilité de l’argent. Les marges de manœuvre sont-elles trop étroites ? Demande-t-on aux membres du personnel de sacrifier ce dont leur famille a besoin — en termes de temps et de revenus — pour que l’organisation fasse bonne figure ?

Ou nos pressions en matière de générosité diminuent-elles notre perception de Dieu ? L’autrice et chercheuse Karen Shaw explique : « Les budgets des missions et des églises étant souvent très serrés, nous pourrions en venir à penser que Dieu est un peu avare. Nous ne le dirions jamais à haute voix, mais c’est parfois l’impression que l’on a. »

Beaucoup d’entre nous connaissent la réalité de ces paroles de Jésus sur la colline :

« Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où les mites et la rouille détruisent et où les voleurs percent les murs pour voler, mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où les mites et la rouille ne détruisent pas et où les voleurs ne peuvent pas percer les murs ni voler ! En effet, là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » (Mt 6.19-21)

Dans le monde entier, la rouille et les mites ont littéralement détruit ce qui avait été mis de côté. Des incendies l’ont fait fondre et brûler. La politique l’a dévalué. L’inflation l’a réduit. L’argent n’est pas fiable. Cette leçon est assez simple, surtout pour ceux qui la connaissent par expérience.

La seconde exhortation de Jésus dans cet enseignement est cependant plus difficile. Que signifie « amasser des trésors dans le ciel » ? Il semble dire que notre argent ici-bas pourrait être échangé contre des choses qui ont de la valeur pour Dieu lui-même. Quelles seraient ces choses ?

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Selon Victor Nakah, « tout ce qui entre dans la catégorie de l’éternel a trait aux personnes, aux vies changées ».

Interrogée sur cette idée de dépenser pour ce qui rapporte des bénédictions éternelles, Susie Rowan, ancienne directrice générale de la Bible Study Fellowship, répond : « Ce qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est le bon Samaritain. Il a immédiatement interrompu le cours de sa vie pour s’occuper de l’homme » agressé. Et Jésus nous dit : « Va et toi aussi, fais de même. » (Lc 10.37, NFC)

Nakah donne un exemple moins immédiat, celui d’un ami qui a financé l’éducation d’une petite fille. Plus tard, la jeune fille est devenue croyante, et l’ami a réalisé que ce qu’il savait être important pour le présent (son éducation) avait conduit à sa vie éternelle.

Les conseils financiers mettent souvent l’accent sur les compromis entre le présent et l’avenir, encourageant les gens à accumuler des réserves et présentant la richesse future comme la récompense de l’économie actuelle. Shane Claiborne déclare : « C’est l’une des choses constantes que je vois dans les enseignements de Jésus. Dieu rejette l’idée de faire des réserves. »

Cette théologie apparaît dans la parabole du riche insensé (Lc 12.13-21). Sans la condamnation de Jésus, l’histoire pourrait passer pour un conte moralement neutre à propos d’un homme qui utilise sa récolte fructueuse pour assurer son avenir. La surprise pour les auditeurs de Jésus comme pour nous, c’est sa conclusion : « Mais Dieu lui dit : “Pauvre fou que tu es ! Cette nuit même, tu vas mourir. Et tout ce que tu as préparé pour toi, qui va en profiter ?” Voilà quel sera le sort de tout homme qui amasse des richesses pour lui-même, au lieu de chercher à être riche auprès de Dieu. »

Pour Henry Kaestner, ceux qui encouragent à économiser aujourd’hui pour s’enrichir plus tard « parlent d’intérêts composés ». Mais ils passent à côté de la meilleure façon de dépenser de l’argent : en investissant dans des choses éternelles. Kaestner voit là des « bénédictions composées ».

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Pour Karen Shaw, il peut être utile de regarder ce qui se passe dans d’autres cultures pour découvrir nos propres lacunes dans la façon dont nous utilisons l’argent.

Par rapport à de nombreux endroits sur terre, l’Amérique du Nord est clairement déficiente en matière d’hospitalité. « Je suis tellement reconnaissante du temps que j’ai passé au Moyen-Orient, où l’hospitalité est extravagante et où l’on aime donner. Cela a juste été merveilleux de pouvoir apprendre de personnes qui reflètent Dieu de cette manière », rapporte Shaw.

Victor Nakah souligne que dans sa culture zimbabwéenne l’hospitalité et la générosité envers les étrangers sont tout à fait naturelles. « Si, pour une raison ou une autre, vous êtes bloqué dans un village, si vous tombez en panne d’essence, quelle que soit la ferme où vous vous rendez, on vous traitera littéralement comme un membre de la famille royale. S’il n’y a qu’un seul lit, ils vous laisseront dormir sur ce lit. S’il n’y a qu’un seul poulet, ils l’abattront pour vous. »

En sortant de sa culture, Nakah dit qu’il a cependant appris que même les temps de qualité peuvent entrer dans la catégorie des trésors stockés au ciel. « En tant qu’Africain, j’ai beaucoup à apprendre des cultures occidentales en ce qui concerne l’importance d’épargner pour les vacances, pour tout ce qui contribue à créer des souvenirs », estime-t-il.

Image: Illustration de Daniel Forero

Palmer Becker évoque comme autre exemple d’investissement éternel le cadeau que sa communauté anabaptiste a fait à un ami en Éthiopie : un toit de bonne qualité. « Pour leurs voisins, cela semble extravagant », car la plupart d’entre eux ont des toits de chaume qui doivent être remplacés fréquemment. Pour Becker, c’est toutefois le contraire de l’accumulation. « L’inégalité des richesses est l’un des plus grands problèmes de notre société et de notre monde. La façon dont on gère l’argent est très importante. » Ce qui peut paraître extravagant dans ce cas, dit-il, est pratique et constitue une bonne utilisation de leurs plus larges ressources. La famille de l’ami sera ainsi plus à l’abri des intempéries et des moustiques et elle dépensera beaucoup moins d’énergie et d’argent au fil du temps.

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« Il y a une saine extravagance à mettre ce que l’on a de meilleur à la disposition de Dieu pour lui rendre gloire, sans chercher à ce que les autres le voient », explique Lucinda Kinsinger. Il n’est même pas nécessaire que ce soit un cadeau à vocation pratique.

Toute notre gestion de l’argent doit être imprégnée de la conscience de l’éternité : la valeur des personnes, la valeur du culte rendu à Dieu, la nature passagère de notre argent, la confiance dans les richesses de Dieu et une adhésion à son empressement à voir la création s’épanouir.

Comment garder les yeux fixés sur Jésus plutôt que sur nos ressources ? Une fois que nous nous sommes débarrassés de nos illusions à propos de la valeur et de la sécurité de l’argent, ou à propos d’une vie d’austérité, il devient plus aisé de parler de simplicité chrétienne. La simplicité est ce dont nous avons vraiment besoin pour naviguer au milieu des fluctuations de notre richesse. Et cette simplicité peut étonnamment ressembler à un esprit d’économie.

L’économie se recoupe avec la simplicité, qui est notre réponse au commandement de Jésus de rechercher « d’abord le royaume et la justice de Dieu » (Mt 6.33). Les personnes simples, comme les personnes économes, peuvent être indifférentes aux apparences. Elles savent que « assez » n’est pas toujours un « un peu plus » inaccessible et peuvent se contenter de vivre en dessous de leurs moyens.

Cette simplicité ne signifie pas nécessairement se situer dans la « normale ». « Ne me donne ni pauvreté ni richesse » (Pr 30.8) n’exprime pas un désir de se retrouver dans la classe moyenne, mais l’espoir d’une vie dans laquelle la gestion de l’argent ne joue qu’un rôle mineur.

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La simplicité nous permet de voir la valeur de nos biens et de nos activités à la lumière du royaume du Christ. Elle nous aide à retrouver la joie, la beauté et le plaisir qu’un esprit trop économe pourrait vouloir supprimer. Mais elle n’entraîne pas au gaspillage ou à une mauvaise gestion. La simplicité nous aide plutôt à comprendre ce qui fait la valeur d’une chose.

Richard Foster a écrit que la simplicité consiste en fait à se concentrer sur une « vie avec Dieu ». Quelqu’un qui privilégie le prestige, le confort et l’autonomie tout en essayant de s’intéresser à Jésus n’est pas simple. Mais une personne bibliquement simple peut néanmoins être un as de la finance ou un entrepreneur-gestionnaire-artisan à la manière de la femme de Proverbes 31.

Si la simplicité transforme assurément une personne, « nous apprendrons rapidement que l’expression extérieure de la simplicité sera aussi variée que les individus et les circonstances diverses qui composent leur vie. Nous ne devons jamais laisser la simplicité se dégrader en une nouvelle série de légalismes qui détruisent l’âme », écrit encore Foster.

Pour Victor Nakah, la simplicité relève d’ » une appréciation plus profonde de ce que Jésus nous a donné ». Vous voulez un mode de vie facile à gérer, où vous ne vous faites pas de soucis à propos de votre tapis blanc » et où « vous pouvez profiter des choses sans vouloir les posséder ».

Susie Rowan va dans le même sens : nous ne pouvons pas savoir si les gens suivent les enseignements de Jésus sur l’argent sur la seule base de leur tranche d’imposition.

Si nous considérons la simplicité comme le fait d’être centré sur Jésus, nous pourrons trouver l’équilibre entre les diverses nécessités de ne pas gaspiller, de ne pas trouver notre valeur dans l’argent, et d’être généreux et hospitalier plutôt qu’avare. Ce qui peut sembler une contradiction pour les non-chrétiens — n’être ni dépensier ni radin — peut alors avoir faire pleinement sens.

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L’une des choses qui se dégagent le plus d’une vie chrétienne vécue dans la simplicité est une générosité radicale. Non pas une générosité qui viserait à renforcer notre position sociale ou nous rapporterait des faveurs ou des revenus : une générosité qui change notre façon de vivre.

Si nous sommes préoccupés par la mesure à donner à notre générosité, un esprit trop économe ira à l’encontre de ce qui est bon. Mais si nous planifions en vue de pouvoir nous montrer généreux, une sage économie est bénéfique.

Karen Shaw estime que, malheureusement, les évangéliques ne semblent pas partager l’accent mis par Jésus sur la générosité de Dieu. Dans les Évangiles, dit-elle, « il y a ce merveilleux sentiment de contentement dans ce que Dieu a donné et de gratitude à son égard ».

Jésus nous a appris à ne pas nous laisser impressionner par la valeur de l’argent. Le Seigneur peut utiliser n’importe quel montant. Il est assez économe pour nourrir 5 000 personnes avec cinq pains et deux poissons et assez extravagant pour accepter le don d’un parfum coûtant un an de salaire.

Lorsque nous réfléchissons aux folies que nous serions tentés de faire, nous devrions également réfléchir à la signification de ces dépenses, souligne Lucinda Kinsinger. Une Land Rover sera-t-elle une aide ou un obstacle pour ma vie de disciple ? Quel message nos enfants perçoivent-ils face à certaines montagnes de cadeaux de Noël ? Un coûteux mariage en vaut-il la peine ? La réponse ne sera peut-être pas la même pour chaque chrétien.

Une chose devrait cependant être vraie pour tous. Les chrétiens doivent-ils savoir faire preuve d’une certaine extravagance ? « Oui, oui, oui et oui ! », Répond Karen Shaw. « Comment d’autre pourrions-nous être comme le Père ? »

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Ce qui nous reste semble donc être fait de tensions : nous devons assumer la responsabilité de notre richesse pour nous-mêmes et pour les autres, mais nous ne devons pas dépendre de celle-ci. Nous ne devons pas gaspiller, mais nous ne devons pas non plus être obsédés par la comptabilité. Nous devons partager nos richesses, en particulier avec les plus pauvres, mais nous devons savoir quand nous répandre largement dans un geste d’adoration ou de célébration. Nous devons utiliser l’argent, mais à des fins éternelles, sans nous laisser prendre par les pressions de Mammon. Nous devons apprendre à discerner ce qui a de la valeur en dehors de ce que les marchés ou la culture nous dictent.

Nous trouverons notre équilibre et notre direction en nous focalisant sur Jésus. En lui, nous trouvons quelqu’un dont la valeur et les ressources sont infinies, et d’une générosité qui dépasse toute imagination.

Susan Mettes est éditrice associée pour Christianity Today.

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