À l’été 1964, les éditeurs blancs de CT ne semblaient pas fort impressionnés par la désobéissance civile non violente initiée par Martin Luther King Jr au nom des droits civiques. « Les prédicateurs qui affirment que la “désobéissance civile” est justifiée contribuent à encourager ceux qui pourraient avoir recours à la violence », déclaraient-ils en août de cette année-là.

Un demi-siècle plus tard, CT présentait des excuses officielles pour son opposition à King et au mouvement des droits civiques. Entre-temps, le magazine avait publié de nombreux articles faisant l’apologie de King comme un exemple d’amour chrétien. Ses paroles et actions étaient alors considérées comme un appel à la repentance pour les évangéliques blancs.

Mais King a gardé quelque chose d’un peu embarrassant pour ceux d’entre nous qui sont à la fois blancs et évangéliques, deux caractéristiques que King ne partageait pas. Beaucoup d’entre nous aimeraient voir en lui un prophète. Mais ce faisant, nous risquons de le récupérer à nos propres fins plutôt que de le comprendre tel qu’il était réellement.

Les évangéliques blancs américains ont généralement réagi de trois manières différentes à l’égard de King : (1) en traitant sa pratique chrétienne d’hérétique ou hypocrite ; (2) en le présentant comme un prophète de l’amour dont les enseignements pourraient guérir nos divisions raciales et nous purifier du racisme ; (3) en soulignant son engagement en faveur de la non-violence et d’un supposé idéal américain d’absence de distinction entre les couleurs comme alternative à des formes plus militantes de nationalisme noir.

Il y a au moins une part de vérité dans chacune de ces trois réactions à l’égard de King, mais dans chaque cas de figure, les évangéliques blancs sont allés trop loin. Trop souvent, ils ont essayé de faire correspondre King à leurs critères évangéliques au lieu de le comprendre selon les siens.

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La théologie chrétienne non évangélique de King

King n’était pas un évangélique. Les évangéliques ont toujours considéré que la réponse au problème du péché résidait principalement dans la conversion individuelle. Tel était le message des revivalistes des 18e et 19e siècles, et tel était le message de Billy Graham au 20e siècle.

Mais King comprenait le péché principalement en termes structurels. Depuis sa prise de conscience du monde qui l’entourait jusqu’au jour de sa mort, la vie de King a été façonnée par la réalité structurelle de la ségrégation raciale — un système juridique, social et culturel qui refusait de reconnaître sa pleine dignité humaine, simplement en raison de la couleur de sa peau. King considérait son appel au ministère non pas comme un appel à sauver des âmes pour l’au-delà, mais comme un appel à mettre en pratique le royaume de Dieu pour évincer le mal d’une société qui ne traitait pas tous les individus comme des personnes.

Le moyen ultime de vaincre ce mal était le pouvoir de la croix — pas la croix de l’expiation par le Christ, comme le croyaient les évangéliques blancs, mais la croix de la « souffrance (collective) imméritée ». L’activisme non violent avait, selon King, le pouvoir d’exposer l’injustice structurelle et de provoquer une repentance nationale. Car le grand public ne pouvait pas ne pas s’émouvoir face aux opprimés manifestant de l’amour à l’égard de leurs oppresseurs.

King n’était ni le premier ni le dernier à prêcher ce message, mais il a été plus efficace que la plupart des autres, en partie parce que sa vision du christianisme et de la démocratie américaine plaisait non seulement aux chrétiens afro-américains, mais aussi à de nombreux libéraux blancs. Contrairement à Marcus Garvey, nationaliste noir du début du 20e siècle, ou au contemporain de King, Malcolm X, King fondait ses appels à la justice raciale sur les documents fondateurs de la nation, à savoir l’affirmation de la Déclaration d’indépendance selon laquelle « tous les hommes sont créés égaux » et les droits garantis par la Constitution.

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Ses principes d’égalité raciale, de dignité humaine et d’activisme non violent contre l’injustice, King les fondait aussi sur les parties de la Bible les plus appréciées par les protestants libéraux blancs : le Sermon sur la montagne, la parabole du bon Samaritain, la règle d’or et la tradition prophétique biblique.

Pour nombre de ces chrétiens-là, le message d’amour et de justice de King — particulièrement appuyé par son courage de faire face à la prison et de risquer sa vie pour ses convictions — apparaissait comme le reflet parfait de la version de l’évangile social et des principes de la démocratie américaine auxquels ils croyaient déjà. Même si, de leur côté, ils manquaient de cohérence dans l’application de ces principes quant aux questions raciales, ils faisaient l’éloge de King comme d’un prophète moderne. Le pasteur fut même nommé parmi les contributeurs réguliers du Christian Century, qui était à l’époque le principal magazine protestant libéral.

En revanche, pour beaucoup de chrétiens évangéliques blancs, le message de King était choquant. Son approche de la Bible, de la conversion et de l’expiation ne correspondait pas à leur théologie. Ses opinions politiques ne coïncidaient pas non plus avec les leurs. Pour la plupart des évangéliques blancs, le communisme international était l’une des plus grandes menaces pour la liberté religieuse. Ils soutenaient donc la guerre du Vietnam et l’engagement de leur pays dans la guerre froide.

En tant que pacifiste et socialiste chrétien souvent critique à l’égard du gouvernement américain, King, lui, s’est opposé à la guerre du Vietnam et s’est engagé dans une campagne de désobéissance civile non violente. À l’époque, celle-ci fut dénoncée par notre magazine et Billy Graham. Pour eux, elle risquait de compromettre la mission anticommuniste de l’Amérique et elle violait l’obligation donnée aux chrétiens dans le Nouveau Testament de se soumettre aux autorités dirigeantes.

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Le repentir des évangéliques blancs

Il a fallu beaucoup de temps après la mort de King pour que la plupart des évangéliques blancs fassent pleinement la paix avec lui. À la fin des années 1960 et dans les années 1970, certains jeunes progressistes évangéliques, qui désiraient faire de la réconciliation raciale une priorité du mouvement évangélique, vénéraient King. Mais de nombreux évangéliques conservateurs l’ignoraient. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que Christianity Today commença à publier régulièrement des rétrospectives hagiographiques sur lui.

Et vers la fin du 20e siècle, les chrétiens conservateurs commencèrent à utiliser le souvenir historique de King pour appeler les évangéliques blancs à se repentir du péché de racisme individuel. Selon eux, si les évangéliques blancs (y compris eux-mêmes) s’étaient opposés à King dans les années 1960, c’est parce qu’ils étaient racistes. À présent, ils avaient compris et réalisé que King était le vrai chrétien alors qu’eux-mêmes avaient agi comme des pécheurs pharisiens.

Cette repentance était sans aucun doute sincère et cruellement nécessaire, mais elle reposait également sur une incompréhension au moins partielle du message de King. Celui-ci était avant tout social plutôt qu’individuel. L’objectif de King était de transformer la démocratie américaine et de conduire les Afro-Américains vers la terre promise. Sa mission ne consistait donc pas simplement à guérir les cœurs des chrétiens blancs pour qu’ils pratiquent un jour leur culte dans des églises multiraciales.

Certains des chrétiens blancs qui, à cette période, portaient King aux nues — comme Jerry Falwell qui, en 1988, l’avait qualifié de « héros américain de tout un chacun » — soutenaient également le renforcement de l’arsenal nucléaire de la guerre froide mené par le président Reagan et s’opposaient à la campagne présidentielle de Jesse Jackson, leader des droits civiques et ancien associé de King. Il est très peu probable que King aurait approuvé les positions politiques de ces évangéliques blancs s’il avait vécu assez longtemps pour les entendre. Et les évangéliques blancs auraient probablement beaucoup moins approuvé King s’il avait encore été en vie à la fin des années 1980 et avait défendu des causes similaires à celles soutenues par Jackson.

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En attribuant leur rejet antérieur du pasteur militant à des péchés racistes passés dont ils s’étaient maintenant repentis, certains évangéliques blancs, voyant en lui un héros prophétique, n’ont pas réussi à saisir pleinement la distance théologique entre son message et le leur.

Ce n’est pas seulement la haine des noirs ou l’opposition à l’intégration raciale qui avait poussé les évangéliques des années 1960 à répudier King, mais de profondes différences d’orientation théologique et politique. Ces différences étaient toujours aussi importantes dans les années 1980 et 1990. Mais King était mort et il était plus facile pour les évangéliques blancs de les ignorer.

Le King qu’ils promouvaient désormais était un King mythique, bien plus évangélique et conservateur qu’il ne l’avait jamais été dans la vie réelle.

King, héros conservateur

Mais au moment même où les évangéliques blancs commençaient à redécouvrir King, de nombreux jeunes afro-américains et libéraux blancs prenaient leurs distances par rapport à lui. C’est la période où la sortie du film Malcom X de Spike Lee déclencha la ferveur de la jeune génération d’Afro-Américains envers son nationalisme noir. Tous ces jeunes étaient fatigués de voir comment les blancs s’appropriaient King comme représentant de la passivité non violente des noirs.

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Le point culminant des représentations hagiographiques de King par les historiens américains fut d’une part la série documentaire historique Eyes on the Prize (1987) de la télévision publique PBS et d’autre part le livre de Taylor Branch, Parting the Waters: America in the King Years, 1954-63 (1988) qui remporta le prix Pulitzer.

Après la fin des années 1980, les historiens devinrent plus critiques envers le pasteur. Ils tendaient plus à relever sa condescendance (voire ses comportements abusifs) envers les femmes et ses conflits avec les jeunes militants. Ces nouveaux récits suggéraient que les personnes les plus courageuses dans la lutte étaient en fait des activistes locaux tels que Fannie Lou Hamer et Bob Moses ou des défenseurs du Black Power comme Stokely Carmichael.

Dans ce contexte, les évangéliques conservateurs blancs redoublèrent d’efforts pour s’approprier King, le célébrant non seulement comme chrétien engagé (contrairement aux radicaux du Black Power qui ne l’étaient pas), mais aussi comme promoteur conservateur d’une forme de cécité raciale. Son rêve d'un monde où les gens « ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau mais sur la réalité de leur caractère » était employé comme une critique implicite de la discrimination positive. Le fait que King ait soutenu celle-ci ainsi que le socialisme démocratique au cours des dernières années de sa vie échappa à ceux qui le réduisirent à son « I Have a Dream ».

Comprendre King aujourd’hui

Lorsque je réfléchis à King en tant que chrétien évangélique blanc et historien, je suis confronté à trois questions : (1) Comment dois-je comprendre King en tant que personnage historique, dans le contexte de son époque et de son lieu ? (2) Comment ma compréhension de King devrait-elle affecter ma propre compréhension de la théologie chrétienne et de la Bible ? (3) Comment ma compréhension de King et de la théologie chrétienne devrait-elle affecter ma réponse aux questions de justice raciale aujourd’hui ?

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La première question est celle à laquelle il est le plus facile de répondre : King était un personnage complexe, mais il semble évident que ses opinions théologiques et politiques différaient considérablement de celles des évangéliques blancs, tant à son époque qu’aujourd’hui. Pour comprendre les positions de King, nous devons notamment comprendre l’histoire de l’évangile social noir, comme l’affirme Gary Dorrien, historien de la théologie.

La seconde question est plus inconfortable : la résistance de l’évangélisme blanc à l’éthique de King montre-t-elle que nous nous sommes trompés dans notre théologie et que nous devrions donc nous convertir à l’évangile social noir ?

Notre théologie chrétienne doit être établie en fonction de notre compréhension de la vérité biblique et non pas simplement en fonction de notre attirance pour un mode de vie particulier ou de notre admiration pour un principe chrétien mis en œuvre. Mais chaque fois que nous constatons que notre propre tradition théologique n’a pas rejeté de manière adéquate un péché donné, comme le racisme, nous sommes appelés à identifier les angles morts théologiques qui l’ont empêchée de voir ce mal. Nous devrions donc adopter un correctif théologique partant de notre propre compréhension de la Bible, mais y incluant aussi toutes les vérités bibliques que nous trouvons dans d’autres traditions chrétiennes, y compris la théologie de King et celle d’autres chrétiens noirs.

Quelle que soit notre compréhension de King, nous devons finalement également répondre à la question de savoir comment réagir face à l’injustice raciale aujourd’hui. Il faut aussi déterminer si, pour ce faire, nous devrions en appeler aux paroles de King. Il est facile de le citer de manière sélective ou hors contexte. Nous devons donc être prudents lorsque nous l’utilisons pour peser sur les débats politiques actuels, en particulier si nous sommes tentés d’utiliser ses discours pour argumenter contre une forme particulière d’activisme noir.

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En même temps, l’exemple de résistance active au mal par l’amour non violent qu’a donné King est toujours aussi inspirant qu’il l’était de son vivant. King peut toujours nous convaincre et nous inspirer, même si nous ne rejoignons pas toutes ses opinions théologiques. J’apprécie sincèrement l’humilité des chrétiens blancs de la fin du 20e siècle qui ont reconnu que les attitudes de King étaient bien plus proches de celles du Christ que les leurs et qui ont trouvé en King un encouragement à se repentir. Leur compréhension historique de King était peut-être incomplète à certains égards, mais leur humilité était estimable.

95 ans après sa naissance, je pense que nous devrions aborder King avec la même humilité. Son histoire n’est pas la nôtre et sa conception de la foi chrétienne était probablement aussi différente. C’était un homme qui avait à la fois de gros défauts et de profondes intuitions. Il n’était pas le seul héros des droits civiques, ni même le meilleur.

Mais il était profondément engagé dans la poursuite chrétienne de la justice et de la réconciliation. Nous avons encore beaucoup à apprendre de sa vie telle qu’elle était, et pas telle que nous pourrions l’imaginer ou la souhaiter.

Daniel K. Williams enseigne l’histoire américaine à l’Ashland University et est l’auteur de The Politics of the Cross: A Christian Alternative to Partisanship.

Traduit par Anne Haumont

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