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Après l’attentat de Moscou, les évangéliques russes veulent résister à l’esprit de vengeance.

Moscou et Kiev sèment le doute à propos de la tuerie revendiquée par une branche de l’État islamique. Les responsables chrétiens mettent l’accent sur la compassion et le pardon.
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Après l’attentat de Moscou, les évangéliques russes veulent résister à l’esprit de vengeance.
Image: Olga Maltseva/Getty
Des fleurs et des jouets déposés à la mémoire des victimes de l’attentat terroriste contre le Crocus City Hall à Moscou.

Dans leurs sermons de dimanche, les évangéliques russes ont condamné l’attentat terroriste qui a frappé le public d’une salle de concert en périphérie de Moscou.

Alors que l’union baptiste de Russie priait pour « la miséricorde et la protection de Dieu », l’union pentecôtiste a fait part de son « amertume et de son chagrin ». Vitaly Vlasenko, secrétaire général de l’Alliance évangélique russe, a parlé d’un « choc douloureux » qui pourrait déclencher une « vengeance incontrôlée » contre le terrorisme.

Mais nombreux sont ceux qui s’interrogent en Russie : qui sont les terroristes ?

L’attentat de vendredi dernier, qui a fait au moins 137 morts au sein du Crocus City Hall de 6 200 places, a été revendiqué par une branche de l’État islamique dans la province afghane du Khorasan (EI-K), qui cherche à instaurer un califat islamique en Asie centrale. La déclaration du groupe souligne que l’attaque visait les chrétiens et s’inscrit dans le « cadre naturel » de sa guerre contre les ennemis de l’islam.

Au début du mois, l’ambassade des États-Unis à Moscou avait recommandé à ses ressortissants d’éviter les grands rassemblements. Les responsables américains ont affirmé avoir alors partagé leurs renseignements avec la Russie. Le 7 mars, la Russie déclarait avoir déjoué un attentat contre une synagogue et, quelques jours auparavant, les services de sécurité avaient tué six terroristes de l’EI-K lors d’une fusillade dans la région musulmane du Caucase russe.

Le groupe est également lié à l’attentat à la bombe perpétré en 2017 dans le métro de Saint-Pétersbourg, qui avait fait 15 morts.

L’EI-K a été formé en 2015 par des extrémistes désireux d’emprunter une voie plus violente que celle des talibans pakistanais, l’année même où la Russie est intervenue officiellement en Syrie pour soutenir le président Bachar el-Assad. Groupes sunnites, l’EI et ses affiliés s’opposent à la foi alaouite d’Assad, qu’ils considèrent comme hérétique, et voient les musulmans chiites comme des apostats.

En janvier, l’EI-K avait tué 95 Iraniens à Kerman lors d’une cérémonie à la mémoire de Qasem Soleimani, chef du Corps des gardiens de la révolution islamique, assassiné par les États-Unis en 2020. Alors que les forces américaines se retiraient d’Afghanistan en 2021, une attaque de l’EI-K contre l’aéroport de Kaboul avait également tué 13 soldats américains et 170 civils.

Des analystes estiment que l’EI-K visait de plus en plus la Russie.

Suite à l’attentat, les autorités russes ont arrêté onze suspects, dont quatre tireurs présumés, originaires du Tadjikistan, qui passent actuellement en jugement.

Mais le président Vladimir Poutine, réélu le 17 mars avec 88 % des voix lors d’un scrutin que les observateurs occidentaux n’ont estimé ni libre ni équitable, n’a pas mentionné le terrorisme islamique lorsqu’il a décrété une journée de deuil national. Les déclarations officielles concernant la responsabilité de l’attentat sont restées vagues, tandis que le chef adjoint du conseil de sécurité russe a ouvertement spéculé sur le fait que si l’Ukraine était impliquée ses dirigeants « devaient être traqués et tués sans pitié ».

« Êtes-vous sûr qu’il s’agit de l’État islamique ? », a interrogé le porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, suggérant que le groupe était utilisé comme un « homme de paille ». L’ambassadeur russe aux États-Unis a nié avoir reçu des informations préalables de la part des États-Unis. Un média nationaliste a demandé au Kremlin de donner aux Ukrainiens 48 heures pour évacuer leurs grandes villes avant de les attaquer.

Quelques heures seulement avant le massacre de la salle de concert, dans le cadre d’un vaste assaut contre les infrastructures civiles de l’Ukraine, la Russie avait justement pris pour cible le plus grand barrage hydroélectrique du pays, privant d’électricité plus d’un million de personnes.

L’Ukraine a nié toute implication dans l’attaque terroriste.

Le porte-parole des services de renseignement militaire a toutefois suggéré qu’il s’agissait d’un « acte délibéré de provocation » de la part de Poutine, tandis que le président Volodymyr Zelensky a déclaré qu’il était typique de ces « salauds » de tenter de rejeter la faute sur d’autres. Il a également fait allusion à des accusations jamais prouvées selon lesquelles les attentats terroristes de 1999 en Russie étaient une opération sous fausse bannière et déclaré que Poutine considérait ses propres citoyens comme « accessoires ».

Les États-Unis ont déclaré que l’EI-K avait mené seule l’attaque, sans implication ukrainienne.

Nos contacts évangéliques russes n’ont pas commenté ces accusations mutuelles. Ils soulignent plutôt l’afflux de prières, la sympathie pour les victimes et la nécessité de faire confiance à Dieu et de résister à toute envie de vengeance.

« Le mal se répand sur la terre », dit Alexey Markevich, vice-recteur des affaires académiques du Séminaire théologique de Moscou, qui a critiqué la guerre en Ukraine. « Seigneur, donne-nous la paix et garde nous tous d’être consumés par le mal. »

Christians4Peace, un groupe antiguerre russe anonyme, a condamné à la fois les atrocités terroristes et l’attaque quasi simultanée contre l’infrastructure civile ukrainienne.

« Enseigne-nous à aimer nos ennemis », a posté le groupe sur son compte Telegram. « Montre-nous ce que nous pouvons encore faire, car nous avons parfois l’impression qu’il n’y a rien à faire. »

Un responsable orthodoxe russe travaillant pour le réseau d’organisations évangéliques Faith2Share, qui a demandé que son nom ne soit pas divulgué pour des raisons de sécurité, a déclaré que l’attaque était encore « trop fraîche » pour qu’il puisse en dire grand-chose. Mais en évoquant un sentiment de « désespoir », il a également rappelé les souvenirs du terrorisme du début des années 2000. Il craint que les liens avec l’EI ne nuisent encore à la communauté de migrants d’Asie centrale dont sont issus les auteurs présumés de l’attentat.

Selon les périodes, jusqu’à 1,5 million de Tadjiks ont travaillé en Russie, beaucoup d’entre eux ayant la nationalité russe.

D’autres extrémistes musulmans ont déjà troublé la Russie par le passé. En 2002, des militants tchétchènes du Caucase russe prenaient des otages dans un théâtre de Moscou. L’opération de sécurité visant à libérer ces derniers s’est soldée par la mort de 41 terroristes et de 129 civils. En 2004, à Beslan, la prise d’otage d’une école russe par des militants tchétchènes s’est soldée par 330 morts, dont plus d’une moitié d’élèves de l’école.

Mais après l’attentat de vendredi, un responsable évangélique interrogé ne craint pas l’escalade.

« Nous avons des responsables sages et prudents à Moscou », dit Sergey Holzwert, évêque de l’Église luthérienne en Russie européenne. « Le gouvernement ne sera pas irréfléchi et s’assurera des faits avant de dire quoi que ce soit d’officiel. »

Pavel Kolesnikov, secrétaire général du Commonwealth des chrétiens évangéliques et directeur régional du Mouvement de Lausanne pour l’Eurasie, voit dans l’attentat une nouvelle preuve du caractère déchu de ce monde. Mais il décourage les spéculations sur les coupables.

« Il n’est pas de notre ressort de déterminer les responsabilités », dit-il, citant Proverbes 25.2 et laissant entendre que cette tâche incombe aux responsables politiques. « Le mal peut venir de n’importe où et de n’importe qui, et ceux qui veulent tout interpréter ne font que nourrir leur orgueil. »

En tant que pasteur de l’église baptiste de Zelenograd, à Moscou, Pavel Kolesnikov s’est attaqué au terrorisme dans son sermon du dimanche.

Depuis Adam, le péché règne, a-t-il dit. Trop de gens idéalisent l’avenir du monde en pensant qu’ils peuvent le changer. Bien que Dieu soit sur le trône, Jésus ordonne à Pierre de ranger son épée. Le Sermon sur la montagne, a-t-il ajouté, oriente les chrétiens vers la miséricorde qui se traduit par une compassion et un pardon actifs.

Il a souligné que la prière de David consistait à demander à Dieu de lui venir en aide.

« Si vous avez peur, si vous demandez justice ou si vous ne pouvez pas pardonner, venez à Jésus », a prêché le pasteur. « Il vous donnera tout ce dont vous avez besoin. »

William Yoder, journaliste religieux à la retraite et citoyen américano-russe qui couvre la région depuis 1978, estime que les évangéliques russes ont tendance à être plus passifs que leurs homologues américains. Vivant en Russie et en Biélorussie depuis 2001, il dit qu’aucun d’entre eux n’exige de châtiment ; au contraire, le terrorisme est souvent assimilé à une forme de catastrophe naturelle.

« Il mérite d’être condamné », dit William Yoder, « mais la préoccupation locale est de demander la protection de Dieu. »

Il prie pour que la réponse soit mesurée, mais il craint une escalade. Plus ou moins convaincu que l’EI-K ne serait pas à blâmer, il pense que la plupart des évangéliques auraient des doutes similaires, comme la plupart des citoyens russes. Mais il vaudrait mieux à ses yeux que ce soit le groupe djihadiste qui soit coupable, afin de ne pas attiser encore plus l’hostilité envers les Ukrainiens.

Quel que soit l’auteur de l’attaque, il prie pour que Dieu parle à son cœur.

La Russie a affirmé que les militants tadjiks présumés avaient fui vers l’Ukraine, où ils attendaient d’être accueillis. Le média d’opposition russe Meduza a géolocalisé l’arrestation dans la région de Bryansk, à 340 kilomètres au sud-ouest de Moscou et à 145 kilomètres de la frontière ukrainienne. Les médias pro-Kremlin ont diffusé les aveux d’un militant détenu, qui a déclaré avoir été payé par un « prédicateur islamique » pour commettre l’attentat.

Des analystes ont exprimé des doutes quant au fait que quelqu’un puisse s’infiltrer par cette frontière hautement militarisée. Mais deux terroristes ont plaidé coupables. Des images les montrent gravement meurtris.

« Il n’y a pas de motivation religieuse à cette attaque », a déclaré Roman Lunkin, directeur du Centre d’études religieuses de l’Académie des sciences de Russie, répercutant ainsi le doute largement répandu au sujet de l’implication de l’EI-K. « Au contraire, la réponse a uni tous les croyants. »

Outre les chrétiens, les organisations musulmanes, juives et bouddhistes de Russie ont toutes exprimé leurs condoléances aux victimes. À l’approche de Pâques en Occident (les orthodoxes russes fêteront cette fête le 5 mai), Pavel Kolesnikov a rappelé aux croyants que le sang de Jésus est notre ultime espoir.

Plus de 5 000 Russes ont aussi donné le leur pour aider les blessés, rapporte-t-il, faisant la queue pendant près de neuf heures.

« Notre travail consiste à être auprès de notre communauté, à enseigner la bonté », dit le pasteur. « Le Christ a vaincu le mal, mais bien que celui-ci continue à se manifester de manière inattendue à travers des individus, nous ne voulons l’attribuer à aucune nationalité. »

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